Une semaine plus tard, je suis allé seul chez le notaire : Quand l’héritage devient le seul lien familial
— Tu as pris tes médicaments, maman ?
La voix de ma fille, Claire, résonne dans la cuisine surchauffée. Je sens la sueur couler dans mon dos, mais je hoche la tête sans répondre. Elle s’approche, son mari Paul sur les talons, et pose sa main sur mon front.
— Tu es brûlante ! Paul, va chercher le thermomètre.
Je ferme les yeux. J’ai 68 ans, et depuis quelques semaines, mon cœur bat plus vite, mes jambes flanchent parfois. Mais ce n’est pas la maladie qui me fait le plus peur. C’est ce que je devine dans le regard de Claire : une inquiétude mêlée d’autre chose… Une impatience ? Un calcul ?
Ils m’emmènent à l’hôpital de Tours. Dans la voiture, Claire téléphone à tous les médecins qu’elle connaît. Paul conduit vite, trop vite. Je les entends parler à voix basse :
— Si elle ne s’en sort pas… Tu crois qu’on devrait déjà contacter le notaire ?
— Arrête, Claire ! Pas maintenant…
Je fais semblant de dormir. Mon cœur se serre plus fort que jamais.
À l’hôpital, tout va très vite. Analyses, perfusions, examens. Je vois défiler des blouses blanches et des visages inquiets. Claire ne me quitte pas d’une semelle. Elle s’occupe de tout : les papiers, les rendez-vous, même mes sous-vêtements propres. Mais chaque geste semble pesé, chaque sourire sonne faux.
Le soir, alors que je suis seule dans ma chambre, j’entends Claire parler au téléphone dans le couloir.
— Oui, maman va mieux… Non, je ne sais pas combien de temps ça va durer… Oui, on s’occupe de tout pour la maison…
La maison. Mon pavillon à Saint-Avertin, celui où j’ai élevé Claire et son frère Julien. Depuis la mort de leur père, il y a dix ans, c’est tout ce qu’il me reste. Et je sens que c’est tout ce qui les intéresse.
Julien n’est pas venu à l’hôpital. Il a envoyé un message sec : « Tiens-moi au courant. » Il vit à Paris, trop occupé par son cabinet d’architecte et sa nouvelle compagne. Je ne compte plus ses absences aux anniversaires ou aux fêtes de famille.
Le lendemain matin, Claire arrive avec un grand sourire.
— Maman, j’ai pensé qu’on pourrait faire des travaux dans la maison. Tu sais, pour la mettre aux normes si jamais tu dois rentrer avec un fauteuil roulant…
Je la regarde. Elle évite mon regard.
— Et puis… Si jamais tu ne peux plus vivre seule, on pourrait envisager une maison de retraite. Paul et moi avons déjà visité quelques établissements.
Je sens la colère monter en moi.
— Tu veux déjà me mettre au placard ?
— Mais non ! C’est pour ton bien…
Je détourne la tête vers la fenêtre. Les platanes du parking me rappellent les promenades avec mon mari. Lui n’aurait jamais laissé faire ça.
Les jours passent. Je vais mieux physiquement, mais mon cœur est lourd. Je surprends Claire en train de fouiller dans mes papiers pendant que je dors. Elle referme vite le tiroir quand j’ouvre les yeux.
Un soir, alors que je rentre enfin chez moi, je trouve Julien assis dans le salon.
— Salut Maman. Je passais dans la région…
Il ne m’embrasse même pas. Il regarde autour de lui comme s’il évaluait la valeur des meubles.
— Tu as pensé à faire ton testament ?
Je reste sans voix.
— Pourquoi cette question ?
— Bah… On ne sait jamais ce qui peut arriver…
Je comprends alors que je ne suis plus une mère pour eux. Je suis un héritage en attente.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à mon enfance à Tours, à mes parents qui n’avaient rien mais qui m’aimaient sans condition. Je repense à mon mari Pierre et à nos étés en Bretagne avec les enfants qui riaient sur la plage.
Le lendemain matin, je prends une décision. J’appelle Maître Lefèvre, mon notaire depuis trente ans.
— Bonjour Madame Martin. Que puis-je faire pour vous ?
— J’aimerais changer mon testament.
Il y a un silence au bout du fil.
— Vous êtes sûre ?
— Plus que jamais.
Une semaine plus tard, je me rends seule à son cabinet. Dans la salle d’attente, je croise le regard d’une autre vieille dame qui serre son sac contre elle comme un bouclier. Je me demande si elle aussi a peur d’être trahie par ceux qu’elle aime.
Maître Lefèvre m’accueille avec douceur.
— Vous avez réfléchi à ce que vous voulez faire ?
— Oui. Je veux léguer une partie de ma maison à l’association Les Petits Frères des Pauvres. Et le reste… je veux que ce soit partagé équitablement entre Claire et Julien. Mais je veux ajouter une clause : ils devront s’occuper de moi jusqu’à ma mort s’ils veulent toucher leur part.
Il hoche la tête en prenant des notes.
— Vous savez que cela risque de provoquer des conflits ?
— Je le sais déjà…
En sortant du cabinet, je me sens légère pour la première fois depuis longtemps. J’ai repris le contrôle de ma vie.
Quelques jours plus tard, Claire débarque furieuse à la maison.
— Tu as changé ton testament ?! Comment as-tu pu nous faire ça ? Après tout ce qu’on a fait pour toi !
Je la regarde droit dans les yeux.
— Justement, Claire. Qu’as-tu vraiment fait pour moi ? Par amour ou par intérêt ?
Elle éclate en sanglots et quitte la pièce en claquant la porte.
Je reste seule dans mon salon silencieux. J’entends au loin les rires des enfants du voisinage qui jouent dans la rue. Je me demande : est-ce cela vieillir en France aujourd’hui ? Être réduit à un compte en banque et une maison à partager ? Où est passée la tendresse familiale ? Est-ce que j’ai eu tort de vouloir me protéger ?