Toujours coupable aux yeux des miens : le combat de Magali pour exister
« Magali, tu as encore touché à mes affaires ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. J’ai douze ans, les mains tremblantes, un livre d’école serré contre ma poitrine. Je n’ai rien fait, je le jure. Mais dans cette maison d’Orléans, la vérité n’a jamais eu d’importance. Ce qui compte, c’est ce que ma mère croit. Et elle croit toujours que je suis coupable.
Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Elle a fouillé ma chambre, jeté mes cahiers au sol, cherché la moindre preuve de ma « faute ». Mon père, assis devant la télévision, n’a pas levé les yeux. « Laisse-la, Anne, elle finira par avouer », a-t-il marmonné sans conviction. Mais avouer quoi ? Je n’ai rien fait. Pourtant, à chaque accusation, je me taisais. Parce que protester ne servait à rien. Parce que dans cette famille, j’étais celle qu’on désignait du doigt.
Les années ont passé et rien n’a changé. À chaque dispute entre mes frères et sœurs, c’était moi la responsable. Quand la vaisselle se cassait, quand l’argent disparaissait du portefeuille de maman, quand mon petit frère Paul rentrait en pleurant de l’école… Toujours Magali. J’ai appris à marcher sur la pointe des pieds, à anticiper les colères, à m’excuser même quand je ne comprenais pas pourquoi.
Un soir d’hiver, alors que j’avais seize ans, j’ai surpris une conversation entre mes parents. Ma mère disait : « Je ne comprends pas Magali. Elle a toujours l’air ailleurs, comme si elle nous fuyait. » Mon père a répondu : « Peut-être qu’elle a quelque chose à cacher. » J’ai senti une boule se former dans ma gorge. Comment pouvaient-ils penser ça de moi ? Je n’étais qu’une adolescente qui rêvait d’être aimée.
À l’école aussi, la réputation me collait à la peau. « C’est la fille bizarre », disaient les autres. Je n’invitais jamais personne chez moi ; j’avais trop honte de ce qui s’y passait. Un jour, mon amie Camille m’a demandé : « Pourquoi tu ne souris jamais ? » Je n’ai pas su quoi répondre. Comment expliquer ce poids invisible qui m’écrasait chaque jour ?
À dix-huit ans, j’ai quitté la maison pour aller à l’université à Tours. Je croyais que tout allait changer. Mais le passé ne s’efface pas si facilement. Au premier appel de ma mère : « Tu as bien rendu les clés de l’appartement ? Tu n’as rien volé au moins ? » J’ai raccroché en silence, les larmes aux yeux.
J’ai essayé de construire une vie loin d’eux. J’ai rencontré Thomas, un garçon doux et compréhensif. Mais même avec lui, je doutais de moi. Quand il me disait « Je t’aime », je répondais « Tu es sûr ? » Comme si l’amour était toujours conditionnel, fragile, prêt à disparaître au moindre faux pas.
Un jour, Thomas a trouvé mon journal intime. Il a lu ces mots : « Je me sens coupable d’exister. » Il m’a regardée avec tristesse :
— Magali, pourquoi tu penses ça ?
— Parce que chez moi, on m’a toujours fait sentir que j’étais de trop…
Il m’a prise dans ses bras et j’ai pleuré comme jamais.
Mais le passé revient toujours frapper à la porte. Lors d’un repas de famille pour Noël, ma mère a lancé devant tout le monde : « Magali, tu pourrais au moins aider au lieu de rester là à rien faire ! » Mon frère Paul a renchéri : « C’est toujours pareil avec elle… » J’ai senti la colère monter.
— Vous ne voyez donc pas tout ce que je fais ? Pourquoi c’est toujours moi qu’on accuse ?
Un silence glacial s’est installé. Ma mère a haussé les épaules :
— Si tu te sens visée, c’est peut-être qu’il y a une raison.
Ce soir-là, j’ai compris que je ne pourrais jamais changer leur regard sur moi. J’ai quitté la table sans un mot et je suis rentrée chez moi sous la pluie battante.
Depuis ce jour, j’ai décidé de prendre mes distances. J’ai commencé une thérapie pour apprendre à me libérer de ce rôle de bouc émissaire qu’on m’avait imposé depuis l’enfance. Ce n’est pas facile. Parfois, la voix de ma mère résonne encore dans ma tête : « Magali, tu as encore fait une bêtise ? » Mais j’essaie d’apprendre à me faire confiance.
Aujourd’hui, je travaille comme éducatrice spécialisée auprès d’enfants en difficulté. Je reconnais chez certains ce regard apeuré que j’avais moi-même enfant. Je leur dis souvent : « Tu as le droit d’être toi-même. Tu n’as rien à prouver à personne. » Peut-être que je me parle aussi à moi-même en disant cela.
Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment se libérer du regard accusateur de sa famille ? Est-ce qu’on peut apprendre à s’aimer quand on ne nous a jamais appris comment faire ? Qu’en pensez-vous ?