Sous le regard des autres : une robe, mille jugements

— Tu ne vas quand même pas sortir comme ça, Camille ?

La voix de mon père résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je me fige devant le miroir de l’entrée, mes mains tremblantes sur le tissu fluide de ma robe verte. Ma mère, silencieuse, ajuste nerveusement sa bague. Mon frère, Julien, ricane derrière moi :

— On dirait que tu vas à un défilé, pas à l’anniversaire de Mamie.

Je sens la chaleur monter à mes joues. J’ai passé des heures à choisir cette robe, à hésiter entre mille options, espérant trouver un équilibre entre élégance et discrétion. Mais dans cette famille, chaque choix vestimentaire semble être un acte politique.

La porte claque derrière nous. Dans la voiture, le silence est pesant. Mon père lance la radio pour masquer la tension. Les paroles d’une chanson de Clara Luciani flottent dans l’air, mais personne n’écoute vraiment. Je regarde par la fenêtre les rues de Nantes défiler, me demandant comment une simple robe peut provoquer tant d’émoi.

À peine arrivés chez Mamie, les regards se posent sur moi. Ma tante Sophie chuchote quelque chose à l’oreille de mon oncle Pierre, qui me dévisage ouvertement. Je souris poliment, mais je sens mon cœur battre trop fort.

— Camille, tu es très… originale aujourd’hui, dit ma grand-mère en pinçant les lèvres.

Je m’assois à table, tentant d’ignorer les chuchotements. Le repas commence, mais la tension ne faiblit pas. Mon père entame la discussion :

— Je ne comprends pas cette mode de vouloir se faire remarquer à tout prix. À notre époque, on savait rester à sa place.

Julien renchérit :

— C’est vrai, tu pourrais t’habiller comme tout le monde pour une fois. Pourquoi tu veux toujours te démarquer ?

Je serre les poings sous la table. Les mots me brûlent la gorge, mais je n’ose pas répondre. Ma mère tente une diversion en servant du gratin dauphinois, mais personne ne lui prête attention.

— Ce n’est qu’une robe, murmuré-je enfin.

Mon père soupire :

— Ce n’est jamais « qu’une robe », Camille. Tout ce que tu fais est un message.

Je sens les larmes monter. Pourquoi est-ce si difficile d’être simplement moi-même ? Pourquoi chaque détail de mon apparence doit-il être disséqué, jugé ?

Après le dessert, je m’éclipse sur le balcon pour respirer. Nantes s’étend devant moi, paisible et indifférente à mes tourments. Ma cousine Lucie me rejoint.

— Tu sais, moi je la trouve belle ta robe. Mais ici… ils ne comprennent pas toujours.

Je souris faiblement. Lucie a toujours été celle qui écoute sans juger.

— J’aimerais juste qu’ils voient qui je suis, pas seulement ce que je porte.

Elle pose une main sur mon épaule :

— Peut-être qu’ils ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas.

Le reste de la soirée se déroule dans une brume d’indifférence feinte. Je ris aux blagues de mon oncle, j’aide Mamie à débarrasser la table, mais je sens le poids du regard des hommes de ma famille sur moi, comme une sentence silencieuse.

Sur le chemin du retour, ma mère me glisse doucement :

— Tu sais, ton père… il a du mal avec ce qui sort de l’ordinaire. Mais ça ne veut pas dire qu’il ne t’aime pas.

Je hoche la tête sans répondre. L’amour conditionnel me semble plus douloureux que l’indifférence.

Dans ma chambre, je retire ma robe avec précaution, comme si elle était faite de verre. Je repense à chaque mot entendu ce soir, à chaque regard appuyé. Pourquoi faut-il tant lutter pour être accepté ? Est-ce que je dois vraiment choisir entre plaire aux autres et rester fidèle à moi-même ?

Peut-on jamais être vraiment soi-même au sein de sa propre famille ? Ou sommes-nous tous condamnés à jouer un rôle pour éviter le rejet ?