Sous la Loupe de Maman : Jusqu’à l’Éclatement

— Tu étais où, Camille ?

La voix de ma mère résonne dans l’entrée, tranchante comme une lame. Je viens à peine de poser mon sac que déjà, elle me scrute, les bras croisés, le regard perçant. Je sens la sueur perler dans mon dos. J’ai quinze minutes de retard, et je sais qu’elle a déjà appelé la mère de Chloé, vérifié sur WhatsApp si j’étais en ligne, et probablement interrogé la voisine du troisième qui fume à sa fenêtre.

— Chez Chloé, maman. On a révisé l’histoire.

Elle pince les lèvres. Je vois dans ses yeux qu’elle ne me croit pas. Elle sait tout, toujours. Elle connaît les horaires de mes amis, le prénom de leur petit frère, la marque de leur yaourt préféré. Rien ne lui échappe. Mon portable vibre dans ma poche : un message de Chloé. « Ta mère m’a appelée. Courage. »

Je monte dans ma chambre, claque la porte. Je voudrais hurler, mais je retiens tout. Depuis des années, je vis sous sa loupe. À chaque bulletin scolaire, elle téléphone à mes profs pour discuter de mes « axes d’amélioration ». Elle a déjà refusé que j’aille au cinéma avec Paul parce que « sa famille a des histoires bizarres ». Elle lit mes messages quand je dors. Elle a même installé une application pour suivre mes déplacements.

Un soir, alors que je croyais dormir paisiblement, je l’ai surprise en train de fouiller dans mon sac à main. Elle cherchait quoi ? Un secret ? Une preuve que je lui échappe ?

Papa n’ose rien dire. Il hausse les épaules, marmonne « Tu connais ta mère… » et retourne à ses mots croisés. Ma petite sœur Lucie, elle, se plie aux règles sans broncher. Mais moi, j’étouffe.

Un jour, tout a basculé. C’était un samedi après-midi d’avril. J’avais prévu d’aller au parc avec Chloé et Mehdi pour préparer notre exposé sur la Résistance. Maman a exigé que je sois rentrée à 17h précises. À 16h45, elle m’a appelée :

— Tu es où ?
— Au parc, maman.
— Avec qui ?
— Chloé et Mehdi.
— Mehdi ? Tu ne m’as pas parlé de Mehdi !

Sa voix est montée d’un cran. Je sentais la colère monter en moi aussi.

— C’est un camarade de classe ! On travaille ensemble !
— Je veux parler à Chloé.

J’ai tendu le téléphone à Chloé qui a bredouillé deux mots avant de me le rendre, les joues rouges.

Quand je suis rentrée, elle m’attendait dans le salon, assise bien droite sur le canapé comme une juge prête à prononcer une sentence.

— Tu me mens, Camille. Je t’ai vue rire avec ce garçon. Tu crois que je ne sais pas ce qui se passe ?

J’ai explosé :

— Mais tu veux quoi à la fin ? Que je vive enfermée ? Que je n’aie pas d’amis ? Que je te raconte chaque seconde de ma vie ?

Elle a blêmi. Un silence glacial s’est installé.

— Tant que tu vivras sous mon toit, tu suivras mes règles.

Cette phrase-là… Je l’ai entendue mille fois. Mais ce soir-là, elle a résonné différemment. J’ai compris que si je ne faisais rien, je finirais par disparaître sous son contrôle.

Alors j’ai commencé à mentir. De petits mensonges d’abord : « Je vais chez Lucie », alors que j’allais chez Chloé ; « J’ai un devoir à finir », alors que je sortais marcher seule pour respirer. Mais elle devinait tout. Un jour, elle m’a suivie discrètement jusqu’au centre-ville.

Je l’ai vue derrière moi dans la vitrine d’une boulangerie. J’ai eu un vertige. J’ai couru jusqu’à la place du marché et me suis effondrée sur un banc.

Chloé m’a rejointe quelques minutes plus tard.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille…
— Je sais… Mais comment on fait pour échapper à une mère comme ça ?

Chloé n’avait pas de réponse.

Le soir même, j’ai décidé d’agir. J’ai attendu qu’elle soit occupée avec Lucie pour fouiller dans son téléphone et désinstaller l’application de géolocalisation. J’ai changé tous mes mots de passe. J’ai écrit une lettre où j’expliquais tout ce que je ressentais : la peur, la colère, l’impression d’être une prisonnière.

Je l’ai laissée sur son oreiller et je suis partie dormir chez Chloé sans prévenir.

Le lendemain matin, mon portable affichait vingt appels manqués et dix messages :

« Où es-tu ? »
« Rappelle-moi tout de suite ! »
« Camille, tu me fais peur ! »

J’ai hésité à répondre. Puis j’ai entendu la sonnette chez Chloé : c’était ma mère, les yeux rouges d’avoir pleuré toute la nuit.

— Camille… Reviens à la maison… On va parler…

J’ai accepté à contrecœur. Dans la voiture, elle n’a rien dit. Une fois rentrées, elle a lu ma lettre devant moi, en silence. Puis elle a pleuré longtemps.

— Je voulais juste te protéger… Tu es tout pour moi…

Je l’ai regardée sans savoir quoi dire. Comment expliquer qu’à force de vouloir me protéger, elle m’avait enfermée ?

Depuis ce jour-là, les choses ont changé un peu. Elle essaie de me faire confiance — parfois elle rechute et fouille encore dans mes affaires — mais j’ose lui dire stop maintenant.

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment se libérer du regard d’une mère ? Ou bien est-ce que ce regard finit toujours par nous rattraper ? Qu’en pensez-vous ?