« Salut, Ma Fille. Désormais, Je Vis Chez Toi ! » – Le Retour d’un Père dans l’Ombre du Passé
« Tu ne vas pas me laisser dehors, n’est-ce pas ? » La voix de mon père résonne dans le couloir de mon petit appartement du 18e arrondissement. Il tient une valise élimée, son manteau sent le tabac froid et la pluie. Je reste figée, la main sur la poignée de la porte. Cela fait seize ans que je ne l’ai pas vu. Seize ans depuis le jour où il a claqué la porte de notre HLM à Montreuil, laissant maman et moi seules avec nos dettes et nos silences.
« Camille, tu es ma fille. Et puis, tu sais bien que la loi m’autorise à demander l’hébergement chez toi. » Il sourit, comme si tout cela était normal. Comme si les années d’absence pouvaient s’effacer d’un trait de plume juridique. Je sens monter en moi une colère sourde, mêlée à une peur enfantine : celle d’être à nouveau abandonnée.
Je le laisse entrer. Il pose sa valise dans l’entrée, regarde autour de lui. « C’est petit, mais c’est chaleureux », dit-il en jetant un œil sur mes livres empilés et les photos de vacances avec mes amis. Je n’arrive pas à parler. J’entends encore maman pleurer la nuit, je revois les lettres de relance pour le loyer impayé, les repas sautés pour économiser quelques euros.
Le soir même, je téléphone à maman. Sa voix tremble : « Il est chez toi ? Mais… tu n’es pas obligée, Camille ! » Je lui explique que selon le Code civil, un parent dans le besoin peut demander l’aide de ses enfants majeurs. Elle soupire : « Tu as toujours été trop gentille… »
Les jours passent. Mon père s’installe dans mon salon, sur le canapé-lit. Il laisse traîner ses affaires partout, boit mon café sans demander, regarde les infos en râlant contre « ce pays qui ne respecte plus rien ». Parfois, il tente une conversation :
— Tu travailles toujours dans cette librairie ?
— Oui.
— Tu gagnes bien ta vie ?
— Ça va.
Je sens qu’il cherche à combler le vide, mais il ne sait pas comment. Moi non plus. Un soir, il me raconte sa vie depuis son départ : des petits boulots, des femmes de passage, des dettes accumulées. « J’ai fait des conneries, Camille. Mais je suis ton père… »
Je voudrais lui hurler que ce mot ne veut plus rien dire pour moi. Que j’ai grandi sans lui, que j’ai appris à me débrouiller seule. Mais je me tais. Je me surprends même à préparer deux cafés le matin, à acheter du pain pour deux.
Un dimanche, maman vient dîner. L’ambiance est électrique. Ils s’évitent du regard. Maman serre les poings sous la table.
— Tu comptes rester longtemps chez Camille ? demande-t-elle sèchement.
— Le temps qu’il faudra…
Je sens que je vais exploser. Je me lève brusquement :
— Arrêtez ! Vous croyez que c’est facile pour moi ? Vous croyez que j’ai envie de choisir entre vous deux ?
Le silence tombe. Maman essuie une larme discrète. Mon père baisse les yeux.
Après leur départ, je m’effondre sur mon lit. Pourquoi dois-je porter ce poids ? Pourquoi est-ce à moi de réparer ce que vous avez cassé ?
Les semaines passent. Mon père tente maladroitement de se racheter : il fait les courses, prépare parfois le dîner (toujours trop salé). Un soir, il m’attend avec un vieux Polaroïd : une photo de moi enfant sur ses épaules à la plage de Dieppe.
— Tu te souviens ?
Je regarde la photo longtemps. Je me souviens du sable froid sous mes pieds, du rire de maman… mais pas du sien.
Un jour, je rentre plus tôt du travail et je le trouve en train de fouiller dans mes papiers.
— Tu fais quoi ?
— Je voulais juste voir si tu avais gardé des photos de famille…
Je sens la colère monter :
— Tu n’as pas le droit ! C’est chez moi ici !
Il s’excuse maladroitement. Je claque la porte de ma chambre.
Cette nuit-là, je rêve que je suis encore une petite fille qui attend son père devant l’école primaire Paul-Langevin. Il ne vient jamais.
Le lendemain matin, il prépare ses affaires.
— Je vais partir quelques jours chez un copain à Nanterre… Je ne veux pas t’embêter plus longtemps.
Je ne sais pas quoi répondre. Une part de moi est soulagée ; une autre se sent coupable.
Avant de partir, il me serre dans ses bras pour la première fois depuis seize ans.
— Merci… d’avoir été là quand même.
Quand la porte se referme derrière lui, je reste longtemps immobile dans le silence retrouvé de mon appartement parisien.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont blessés ? Ou bien sommes-nous condamnés à porter leurs fautes toute notre vie ?