Quand tout s’effondre : le prix du choix d’une mère
— Tu aurais dû faire des études, Camille. Regarde où tu en es maintenant !
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre Paul contre moi, son petit corps brûlant de fièvre. Il a à peine six mois, et déjà la vie nous met à genoux. J’ai l’impression que tout s’écroule autour de moi, que chaque mot prononcé par ma famille est une pierre jetée sur mon cœur.
Il y a un an, j’étais la fille modèle, la sœur complice, l’épouse comblée. J’avais quitté la fac de lettres pour épouser Antoine, mon amour de lycée. Nous vivions à Tours, dans un petit appartement lumineux, entourés d’amis et de rêves simples : un enfant, une maison, des dimanches en famille. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, tout le monde a souri. Même mon frère Julien, d’habitude si distant, m’a serrée dans ses bras.
Mais tout a changé le jour où Paul a commencé à convulser. Les médecins ont parlé d’une maladie rare, d’un traitement long et incertain. Antoine a paniqué. Il passait ses nuits dehors, rentrait ivre ou pas du tout. Ma mère m’a reproché de ne pas avoir « assuré mon avenir » avant de faire un enfant. Mon père ne disait rien, mais son silence était plus lourd que tous les reproches.
— Tu crois qu’on va pouvoir tenir comme ça longtemps ?
Antoine me fixait avec des yeux fatigués, assis au bord du lit d’hôpital où Paul dormait sous perfusion. Je n’ai pas répondu. Je savais déjà qu’il allait partir. Quelques jours plus tard, il a fait ses valises sans un mot. J’ai entendu la porte claquer comme un coup de tonnerre.
Les semaines suivantes ont été un cauchemar. Les factures s’accumulaient. J’ai dû quitter notre appartement pour retourner chez mes parents à Saint-Pierre-des-Corps. Ma mère m’a accueillie avec une moue désapprobatrice.
— Tu vois, si tu avais continué tes études…
Je n’en pouvais plus d’entendre cette phrase. Comme si aimer son enfant était une faute. Comme si la maladie de Paul était ma punition pour avoir choisi la maternité trop tôt.
Julien ne venait plus me voir. Il disait qu’il était trop occupé par son boulot à la mairie, mais je savais qu’il avait honte de moi. Mes amies ont disparu une à une. Certaines m’ont envoyé des messages polis : « Courage », « On pense à toi ». Mais personne n’est venu garder Paul quand j’avais besoin d’aller à la pharmacie ou juste de pleurer seule dans ma chambre.
Un soir, alors que Paul dormait enfin après une crise interminable, j’ai craqué devant ma mère.
— Pourquoi tu ne peux pas juste m’aider ? Pourquoi tu me fais sentir que tout est de ma faute ?
Elle a haussé les épaules.
— Parce que je ne veux pas que tu gâches ta vie encore plus. Tu dois penser à toi aussi.
Mais comment penser à moi quand mon fils souffre ? Comment penser à moi quand chaque jour est une lutte pour trouver l’argent des médicaments, pour supporter les regards pleins de pitié ou de jugement à la pharmacie du coin ?
Un matin, alors que je sortais avec Paul emmitouflé dans sa poussette, j’ai croisé Madame Lefèvre, notre voisine d’enfance.
— Tu es courageuse, Camille. Mais tu sais… il faut parfois demander de l’aide.
J’ai souri faiblement. Demander de l’aide ? À qui ? À ceux qui m’ont tournée le dos ? À ceux qui murmurent dans mon dos que « c’est bien fait pour elle » ?
Les jours passent et se ressemblent. Paul va un peu mieux certains matins, puis rechute sans prévenir. Je dors peu, je mange mal. Parfois je me demande si je tiendrai encore longtemps. Mais quand il me regarde avec ses grands yeux clairs et qu’il serre mon doigt dans sa petite main moite, je sais que je n’ai pas le droit d’abandonner.
Un soir d’orage, alors que la maison tremblait sous les éclairs, j’ai surpris une conversation entre mes parents.
— Elle ne pourra pas s’en sortir toute seule…
— Mais on ne peut pas tout faire pour elle non plus !
J’ai compris alors que même ceux qui devraient être mon refuge sont fatigués de moi. Je suis devenue un poids, un rappel vivant de leurs propres échecs ou regrets.
Pourtant, je continue à me battre. J’ai trouvé un petit boulot de télésecrétaire depuis la maison. Ce n’est pas grand-chose mais ça paie quelques factures. J’emmène Paul à tous ses rendez-vous médicaux en bus, sous la pluie ou le soleil brûlant. Je croise les regards fuyants des anciens amis au supermarché et j’avance la tête haute.
Parfois je rêve d’une autre vie : celle où j’aurais fini mes études, où Antoine serait resté, où Paul serait en bonne santé et où mes parents seraient fiers de moi. Mais ce n’est pas ma réalité.
Ma réalité c’est cette solitude immense, ce combat quotidien contre la maladie et contre le regard des autres. C’est aussi cette force que je découvre en moi chaque jour, cette capacité à aimer malgré tout.
Est-ce que j’ai vraiment tout gâché ? Est-ce qu’on peut être heureux même quand tout s’effondre autour de soi ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?