Quand on devient mère tard : Histoire d’un amour égaré et d’un fils perdu

« Tu ne comprends rien, maman ! »

La porte claque si fort que les verres vibrent dans le buffet de la salle à manger. Je reste figée, la main encore tendue vers lui, vers Julien, mon fils unique. J’ai quarante-huit ans aujourd’hui, et lui dix-huit. Il vient de partir en me lançant ce regard dur, ce regard que je ne lui connaissais pas avant. Je sens mes jambes trembler, je m’assois sur la chaise en osier qui grince sous mon poids. Le silence s’abat sur l’appartement lyonnais, un silence qui me dévore.

Je me souviens de la première fois où j’ai tenu Julien dans mes bras. J’avais quarante ans, les cheveux déjà parsemés de gris. Les médecins m’avaient dit que ce serait difficile, presque impossible. Mais il était là, minuscule, fragile, et j’ai juré de lui donner tout ce que la vie m’avait refusé : la tendresse, la sécurité, la confiance. Peut-être ai-je trop promis.

« Claire, tu devrais le laisser respirer un peu », me répétait ma sœur Sophie lors des repas de famille. Mais comment expliquer à quelqu’un qui n’a jamais connu la solitude d’une enfance sans amour que l’on veut combler chaque manque chez son enfant ?

Julien a grandi dans un cocon. Je l’ai protégé de tout : des moqueries à l’école, des mauvaises notes, des déceptions amoureuses. Je faisais ses devoirs avec lui jusqu’au lycée, je préparais ses tartines le matin, je lui achetais tout ce qu’il voulait. Quand il voulait une trottinette électrique alors que nous n’avions pas les moyens, j’ai pris un crédit à la consommation. Pour ses dix-huit ans, je lui ai offert un scooter flambant neuf.

Mais aujourd’hui, il me reproche tout. « Tu m’étouffes ! » crie-t-il. « Tu veux tout contrôler ! »

Hier soir encore, il est rentré à minuit passé. J’ai attendu dans le salon, la lumière allumée. Quand il a franchi la porte, j’ai senti l’alcool sur son souffle. « Où étais-tu ? » ai-je demandé d’une voix tremblante.

Il a haussé les épaules : « Avec des amis. T’inquiète pas. »

Mais je m’inquiète toujours. Je ne dors plus la nuit. Je vérifie son téléphone en cachette, je fouille dans ses poches pour trouver des indices sur sa vie que je ne comprends plus.

Ce matin, il a trouvé mon téléphone dans sa chambre. Il a compris que je lisais ses messages.

« T’es malade ou quoi ?! »

J’ai voulu expliquer : « Je voulais juste savoir si tu allais bien… »

Il a ri, un rire amer : « Tu veux savoir si je vais bien ou tu veux juste tout contrôler ? »

Je n’ai pas su quoi répondre. Il est parti en claquant la porte.

Je repense à mon enfance à Saint-Étienne. Mon père était ouvrier à l’usine Michelin, ma mère femme de ménage. Ils n’avaient jamais le temps pour moi. J’ai grandi seule dans ma chambre à lire des romans d’amour et à rêver d’une famille idéale. Quand j’ai rencontré Marc à trente-sept ans, j’ai cru que tout allait changer. Mais il est parti avant même la naissance de Julien.

J’ai élevé mon fils seule, avec mes peurs et mes espoirs déçus. J’ai voulu être une mère parfaite pour compenser l’absence du père. Mais peut-on aimer trop fort ? Peut-on aimer mal ?

À l’école primaire, Julien était timide mais brillant. Les maîtresses me félicitaient : « Il est si poli ! » Mais au collège, il a commencé à s’isoler. Les autres se moquaient de lui parce qu’il ne savait pas se défendre. Un jour, il est rentré avec un œil au beurre noir. J’ai foncé voir le principal pour exiger des sanctions contre les coupables.

« Maman, laisse tomber… » m’a-t-il suppliée.

Mais je n’ai pas pu lâcher prise.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas comment faire autrement. Je veux juste qu’il soit heureux. Mais il me rejette comme si j’étais responsable de tous ses malheurs.

Sophie me dit souvent : « Tu dois accepter qu’il grandisse, Claire. » Mais comment accepter que celui pour qui on a tout sacrifié vous tourne le dos ?

Le téléphone sonne soudainement. C’est Sophie.

— Tu vas bien ?
— Non… Julien est parti furieux.
— Il reviendra. Laisse-lui du temps.
— Et s’il ne revenait pas ? Et si je l’avais perdu pour toujours ?

Je raccroche en pleurant silencieusement.

Le soir tombe sur Lyon. Je regarde par la fenêtre les lumières de la ville qui s’allument une à une. Dans la rue en bas, des jeunes rient et s’embrassent sous les lampadaires. Je me demande où est Julien en ce moment. Est-ce qu’il pense à moi ? Est-ce qu’il m’en veut vraiment ? Ou bien est-ce moi qui ai tout gâché ?

Je repense à toutes ces fois où j’aurais dû dire non, où j’aurais dû le laisser tomber et se relever seul. Mais comment apprendre à être mère quand on n’a jamais eu de modèle ?

La nuit avance et je reste là, assise dans le noir, à attendre un message qui ne viendra peut-être jamais.

Ai-je su aimer mon fils comme il fallait ? Ou ai-je confondu amour et peur de l’abandon ? Dites-moi… Peut-on aimer trop fort au point d’étouffer ceux qu’on aime ?