Quand mon grand-père a choisi la voisine : chronique d’une famille brisée

« Tu n’as plus rien à faire ici, Camille. »

La voix de mon grand-père résonne encore dans le couloir froid de son appartement, celui où j’ai passé tant de Noëls, tant de goûters d’enfance. Je serre la poignée de la porte, les larmes me montent aux yeux. Je ne comprends pas. Comment a-t-il pu changer à ce point ?

Tout a basculé il y a un an, quand Mamie Lucienne est partie. Un cancer foudroyant, trois mois à peine entre le diagnostic et la fin. J’ai vu mon grand-père Henri s’effondrer, lui qui était toujours si solide, si bourru mais tendre. Il passait ses journées à errer dans la maison, à parler tout seul, à oublier de manger. Nous étions là, ma mère, mon oncle Philippe et moi, à essayer de le soutenir. Mais rien ne semblait l’atteindre.

Puis il y a eu Madame Lefèvre. La voisine du dessus, veuve elle aussi depuis longtemps. Elle venait lui apporter des tartes, du pain frais, parfois même des plats mijotés. Au début, on s’est dit que c’était gentil, qu’elle voulait simplement l’aider à traverser le deuil. Mais très vite, elle s’est installée dans notre quotidien. Elle rangeait la maison, changeait les rideaux, déplaçait les meubles. Elle riait fort dans la cuisine, là où Mamie ne riait qu’en chuchotant.

Un matin d’avril, ma mère m’a appelée en pleurant : « Camille, ton grand-père va se remarier… avec Madame Lefèvre ! » J’ai cru à une blague de mauvais goût. Mais non. Deux mois plus tard, ils se sont mariés à la mairie du quartier. Nous n’étions pas invités.

Depuis ce jour-là, tout a changé. Henri ne répond plus à nos appels. Il ne vient plus aux anniversaires, il ne demande plus de nouvelles de ses petits-enfants. Quand on sonne chez lui, c’est Madame Lefèvre qui ouvre la porte et nous dit d’un ton sec : « Henri est occupé. »

Un dimanche après-midi, j’ai décidé d’y aller seule. J’avais besoin de comprendre. J’ai frappé doucement. Il a ouvert la porte, les yeux fatigués mais secs.

— Papi… Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu nous rejettes ?

Il a détourné le regard.

— Je veux tourner la page, Camille. Vous me rappelez trop Lucienne. J’ai besoin d’autre chose.

— Mais on est ta famille ! On t’aime !

Il a haussé les épaules.

— La famille… C’est compliqué.

J’ai senti la colère monter en moi.

— Tu crois que Mamie aurait voulu ça ? Que tu nous abandonnes ?

Il a fermé la porte sans un mot.

Depuis, je me repasse cette scène en boucle. Ma mère pleure tous les soirs en regardant les photos de famille. Mon oncle Philippe ne parle plus à personne. Les repas du dimanche sont silencieux, comme amputés d’une partie essentielle.

Un jour, j’ai croisé Madame Lefèvre au marché.

— Vous savez que vous avez détruit notre famille ?

Elle m’a regardée sans ciller.

— Votre grand-père avait besoin de moi. Et moi de lui. Vous n’avez jamais compris sa solitude.

Je suis restée sans voix. Peut-être avait-elle raison ? Avons-nous été trop centrés sur notre propre douleur pour voir celle d’Henri ? Mais pourquoi fallait-il qu’il nous efface ainsi ?

Les voisins murmurent dans l’immeuble : « Pauvre Henri, il a perdu la tête… » ou « C’est bien qu’il ait retrouvé quelqu’un… » Chacun y va de son commentaire mais personne ne comprend vraiment ce qui se joue derrière les portes closes.

Parfois je rêve que tout redevient comme avant : Mamie qui prépare son gratin dauphinois, Papi qui râle parce que le vin n’est pas assez frais, les cousins qui courent partout… Mais je me réveille toujours avec ce vide immense.

Je me demande souvent : est-ce que le deuil peut vraiment justifier qu’on efface sa propre famille ? Est-ce que l’amour retrouvé doit forcément passer par l’oubli des siens ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on pardonner une telle trahison ?