Quand l’Égalité S’Invite à Table : Chronique d’une Mère Française
— Tu vas vraiment laisser Paul faire la vaisselle ?
Ma voix tremble à peine, mais le silence qui suit est plus assourdissant que n’importe quel cri. Camille me regarde, un torchon à la main, les yeux brillants d’une détermination tranquille. Paul, mon fils, hausse les épaules et sourit, comme si tout cela était parfaitement normal.
Je suis Alice, 58 ans, mère de trois enfants et épouse depuis trente-cinq ans de Gérard. Nous vivons à Lyon, dans ce quartier où tout le monde se connaît, où les traditions se transmettent comme des recettes de famille. Mais ce soir-là, autour de la table du salon, je sens que quelque chose m’échappe. Paul, mon aîné, vient d’épouser Camille, une jeune femme pétillante et engagée qui ne cesse de parler d’égalité. Depuis leur mariage, la maison familiale est devenue le théâtre d’une révolution silencieuse.
— Bien sûr que je vais faire la vaisselle, maman. Pourquoi ce serait toujours Camille ?
Sa voix est douce mais ferme. Je sens le rouge me monter aux joues. Gérard lève les yeux de son journal, observe la scène sans un mot. Ma fille Lucie ricane discrètement en envoyant un message sur son téléphone. Je me sens soudain vieille, dépassée par cette génération qui ne veut plus des rôles que j’ai toujours connus.
Le lendemain matin, au marché, je retrouve mon amie Françoise. Entre deux étals de légumes, je lui confie mon trouble.
— Tu te rends compte ? Chez eux, c’est Paul qui cuisine le dimanche ! Et Camille qui bricole dans le jardin…
Françoise éclate de rire.
— Ma pauvre Alice, il va falloir t’y faire ! Chez ma fille aussi, c’est son mari qui repasse les chemises…
Je souris, mais au fond de moi, une tempête gronde. Toute ma vie, j’ai cru qu’une bonne mère devait tenir sa maison d’une main de fer. J’ai sacrifié mes rêves pour élever mes enfants, pour que Gérard ne manque jamais de rien. Et voilà que Paul me dit qu’il veut « partager les tâches » avec sa femme !
Le dimanche suivant, nous sommes tous réunis pour déjeuner. Camille arrive avec un gâteau fait maison. Paul met la table pendant que Lucie discute politique avec Gérard. Je me sens inutile, reléguée au rang de spectatrice dans ma propre maison.
Après le repas, alors que je ramasse les assiettes, Camille s’approche.
— Alice… Je sais que ce n’est pas facile pour toi. Mais tu sais, ce n’est pas contre toi. On veut juste construire notre couple autrement.
Je la regarde, désemparée.
— Mais pourquoi changer ce qui marche ?
Elle sourit tristement.
— Parce que ça ne marche pas pour tout le monde. Ma mère a tout donné pour nous… et aujourd’hui elle regrette de ne pas avoir pensé à elle. Je ne veux pas reproduire ça.
Ses mots me frappent en plein cœur. Je repense à toutes ces années où j’ai couru après le temps, où j’ai oublié qui j’étais en dehors d’être une mère et une épouse. Est-ce cela que je veux pour ma fille ? Pour Camille ?
Le soir venu, je m’assieds sur le balcon avec Gérard.
— Tu trouves ça normal, toi ? Que Paul fasse la lessive ?
Il hausse les épaules.
— Tu sais… Peut-être qu’ils ont raison. On s’est souvent disputés parce que tu étais épuisée… Peut-être qu’on aurait pu faire autrement.
Je reste silencieuse. Les souvenirs affluent : les nuits blanches avec les enfants malades, les repas à préparer après une journée de travail, les lessives qui s’accumulent… Et cette fatigue qui ne m’a jamais quittée.
Quelques jours plus tard, Lucie me surprend devant la télévision.
— Maman… Tu sais que tu as le droit de penser à toi aussi ?
Je la regarde sans comprendre.
— Tu pourrais sortir avec tes amies, reprendre la peinture… Laisse Paul et Camille gérer leur vie comme ils veulent.
Je souris tristement. Est-ce si simple ?
Le temps passe. Petit à petit, j’apprends à lâcher prise. Je regarde Paul et Camille construire leur couple sur des bases nouvelles. Ils se disputent parfois sur qui va sortir les poubelles ou préparer le dîner — mais ils rient aussi beaucoup plus que Gérard et moi à leur âge.
Un soir d’été, alors que nous dînons tous ensemble sur la terrasse, Paul lève son verre.
— À l’égalité !
Tout le monde rit. Même moi. Je sens une chaleur nouvelle m’envahir : celle de voir mes enfants heureux, libres de choisir leur propre chemin.
Mais parfois, la nuit, je me demande : ai-je eu tort de tout donner pour ma famille ? Aurais-je pu être plus heureuse si j’avais osé demander de l’aide ? Est-ce vraiment cela, l’amour : se sacrifier ou apprendre à partager ?
Et vous… Qu’en pensez-vous ? Faut-il tout changer pour être heureux ou garder un peu des traditions ?