Quand la tradition vacille : L’arrivée de Camille dans notre famille

— Non, Françoise, je ne ferai pas la vaisselle toute seule. Ce n’est pas parce que je suis une femme que c’est à moi de tout faire !

La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. J’ai le plat à gratin entre les mains, les restes du poulet rôti collés au fond, et je sens mes joues s’enflammer. Autour de la table, le silence est tombé d’un coup. Mon mari, Gérard, baisse les yeux sur sa serviette. Julien, mon fils, regarde Camille avec un mélange d’admiration et d’inquiétude. Ma fille, Sophie, esquisse un sourire en coin. Moi, je me sens vieille, dépassée, comme si tout ce que j’avais appris et transmis jusqu’ici ne valait plus rien.

Je m’appelle Françoise, j’ai 62 ans et j’habite dans un petit village près de Clermont-Ferrand. Ici, les traditions ne meurent jamais vraiment. On se retrouve tous les dimanches autour d’un grand repas, on parle fort, on rit, on se chamaille parfois. Mais il y a des règles tacites : les femmes cuisinent, servent, débarrassent ; les hommes discutent politique ou football au salon. C’est comme ça depuis toujours.

Mais depuis que Julien a rencontré Camille à l’université à Lyon et qu’il l’a ramenée ici pour la première fois, rien n’est plus pareil. Camille est différente. Elle porte des pantalons larges, elle parle fort, elle ne se maquille presque pas. Elle travaille dans une association féministe et n’a pas peur de dire ce qu’elle pense. Dès le premier repas de famille, elle a proposé à Julien de l’aider à mettre la table. J’ai souri poliment mais j’ai senti une gêne s’installer.

— Tu veux bien m’aider à éplucher les pommes de terre ? ai-je demandé à Sophie.
— Pourquoi tu ne demandes pas à Julien ? a répliqué Camille sans détour.

J’ai cru que j’allais m’étouffer avec ma salive. Personne n’avait jamais remis en question cette répartition des tâches chez nous. Gérard a toussé pour masquer son embarras. Julien a haussé les épaules et s’est levé pour aider Camille.

Depuis ce jour-là, chaque repas est devenu un champ de bataille silencieux. Camille refuse de s’asseoir tant que tout n’est pas prêt si Julien ne l’aide pas. Elle insiste pour que chacun débarrasse son assiette. Elle propose même que Gérard passe l’aspirateur après le repas du dimanche !

Un soir, alors que je rangeais la vaisselle avec Sophie, je n’ai pas pu m’empêcher de lâcher :
— Elle va finir par tout casser chez nous…
Sophie a haussé les épaules :
— Ou peut-être qu’elle va juste nous aider à changer.

Changer ? Mais pourquoi changer ce qui fonctionne ? Je me suis sentie trahie par mes propres enfants. J’ai repensé à ma mère qui me disait toujours : « Une bonne maîtresse de maison ne laisse jamais ses invités travailler. » J’avais suivi ses conseils toute ma vie. Et voilà qu’une étrangère venait tout remettre en cause.

Un dimanche, la tension a explosé. Camille avait préparé un gratin dauphinois avec Julien. Gérard a fait une remarque maladroite :
— Eh bien, tu l’as bien dressé, ton homme !
Camille s’est levée d’un bond :
— Ce n’est pas une question de dressage ! On partage parce qu’on s’aime et qu’on se respecte !
Julien a pris sa main et l’a serrée fort.

J’ai vu dans les yeux de mon fils une détermination nouvelle. Il n’était plus le petit garçon qui courait dans le jardin ; il était devenu un homme prêt à défendre ses choix. J’ai senti une boule dans ma gorge.

Les semaines ont passé et j’ai commencé à observer Camille différemment. Elle riait fort, elle racontait des anecdotes sur sa famille lyonnaise où tout le monde mettait la main à la pâte. Un jour, elle m’a invitée à préparer un gâteau avec elle et Julien.

— Tu sais Françoise, j’admire ce que tu as construit ici. Mais j’aimerais qu’on puisse inventer nos propres traditions aussi.

J’ai hésité puis j’ai accepté. Nous avons ri en renversant la farine partout. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti mon cœur s’alléger.

Mais tout n’est pas réglé pour autant. Gérard bougonne encore quand il doit passer l’aspirateur. Certains voisins murmurent que « chez les Martin, c’est plus comme avant ». Parfois je doute : ai-je eu tort de céder ? Est-ce vraiment si grave si les choses changent ?

Ce soir, alors que je regarde Julien et Camille préparer le dîner ensemble, je me demande : est-ce que le bonheur d’une famille dépend vraiment du respect des traditions ? Ou bien faut-il savoir lâcher prise pour laisser entrer un peu d’air neuf ? Qu’en pensez-vous ?