Quand j’ai dû quitter ma fille : le prix d’une mère seule
« Tu n’étais pas là quand j’avais besoin de toi ! » La voix de Camille résonne encore dans mon salon, froide et tranchante comme un couperet. Je la regarde, debout devant moi, les bras croisés, le visage fermé. Elle a trente-deux ans aujourd’hui, mais dans ses yeux, je vois encore la petite fille de douze ans que j’ai laissée derrière moi, un matin de septembre, sur le pas de la porte de notre appartement à Créteil.
Je m’appelle Sylvie. J’ai cinquante-neuf ans. J’ai élevé ma fille seule depuis qu’elle avait trois ans. Son père, Laurent, a sombré dans l’alcool peu après sa naissance. Les disputes, les cris, les nuits blanches à attendre qu’il rentre… J’ai tenu bon jusqu’au jour où il a levé la main sur moi. Ce soir-là, j’ai pris Camille dans mes bras et j’ai claqué la porte derrière moi. Nous avons trouvé refuge dans un petit deux-pièces au dernier étage d’un immeuble gris, avec vue sur les toits et les antennes télé. Je travaillais comme caissière au Franprix du quartier, je faisais des ménages le soir chez Mme Dupuis, une vieille dame acariâtre qui ne me laissait jamais partir sans vérifier si j’avais bien frotté sous les meubles.
Mais malgré tous mes efforts, l’argent ne suffisait pas. Les factures s’accumulaient, le loyer augmentait chaque année. Un jour, j’ai reçu une lettre d’huissier : trois mois de retard de loyer. J’ai pleuré toute la nuit en silence, pour ne pas réveiller Camille. Elle dormait paisiblement, ses cheveux blonds éparpillés sur l’oreiller. Je me suis juré de ne jamais la laisser manquer de rien.
C’est alors que ma cousine Élodie m’a parlé d’une opportunité : un poste d’aide-soignante dans une maison de retraite à Genève. Le salaire était trois fois supérieur à ce que je gagnais ici. Mais il fallait partir, laisser Camille à ma mère à Montreuil. Je me suis battue avec moi-même pendant des semaines. Comment abandonner mon enfant ? Mais comment survivre sinon ?
Le matin du départ, Camille s’est accrochée à ma jupe :
— Tu reviens quand, maman ?
— Bientôt, ma chérie. Je t’appellerai tous les soirs.
Je suis partie avec une valise et le cœur en miettes. Les premiers mois ont été un enfer. Je travaillais douze heures par jour, je dormais dans une chambre minuscule avec vue sur le parking. Je comptais les jours jusqu’à mon retour. Mais les semaines sont devenues des mois, puis des années. Je rentrais pour Noël, parfois pour son anniversaire. À chaque fois, je la trouvais un peu plus distante.
Ma mère me disait :
— Elle t’en veut, tu sais. Elle ne comprend pas pourquoi tu es partie.
Je tentais de compenser : cadeaux, vêtements de marque, téléphone dernier cri… Mais rien n’y faisait. Camille se refermait sur elle-même. À seize ans, elle a commencé à sécher les cours. À dix-huit ans, elle a quitté la maison pour s’installer avec un garçon plus âgé qu’elle.
Aujourd’hui, elle est devant moi, adulte mais blessée.
— Tu m’as abandonnée pour de l’argent ! Tu crois que ça s’achète, une mère ?
Je sens mes mains trembler.
— Je voulais juste que tu ne manques de rien…
— Mais j’ai manqué de toi !
Le silence s’abat entre nous comme une chape de plomb. Je voudrais lui expliquer que je n’avais pas le choix, que la France des années 90 n’offrait rien aux femmes seules comme moi. Que j’ai sacrifié mon bonheur pour le sien. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Je repense à toutes ces nuits passées loin d’elle, à pleurer en silence dans ma chambre d’employée. À chaque Noël où je rentrais en TGV, le cœur serré d’angoisse à l’idée qu’elle m’en veuille encore plus. À chaque fois que je raccrochais le téléphone en entendant sa voix froide.
Ma mère est morte il y a cinq ans. Camille ne m’a pas appelée ce jour-là. J’ai compris alors que quelque chose s’était brisé entre nous pour de bon.
Aujourd’hui, je vis seule dans un petit appartement à Ivry-sur-Seine. Je travaille toujours comme aide-soignante, mais en France cette fois-ci. Je vois Camille une fois par an, parfois moins. Elle ne répond plus à mes messages.
Je me demande souvent : ai-je fait le bon choix ? Aurais-je dû rester et risquer la rue ? Ou bien partir était-il vraiment la seule solution ?
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à une mère qui a choisi la survie au prix de l’amour ? Est-ce que vous auriez fait autrement à ma place ?