« Pourquoi tu n’es pas une fille, mon petit ? » – Le poids d’un désir brisé

« Ce n’est pas possible… encore un garçon ! » La voix de ma grand-mère, Lucienne, résonne dans la petite chambre de la maternité de l’hôpital de Tours, tranchante comme une lame. Ma mère, épuisée, me serre contre elle, mais je sens déjà que quelque chose cloche. Mon père, silencieux, regarde par la fenêtre, évitant le regard de sa mère. Je n’ai que quelques heures, et déjà, je suis une déception.

Les années passent, et ce sentiment ne me quitte jamais. À chaque Noël, Lucienne offre à ma cousine Camille des robes en dentelle et des poupées en porcelaine, tandis que moi, je reçois des chaussettes ou des livres scolaires. « Tu comprends, Julien, les garçons n’ont pas besoin de frivolités », dit-elle en haussant les épaules. Mais ce n’est pas la frivolité que je cherche, c’est un regard, une reconnaissance.

Un soir d’été, alors que j’ai huit ans, j’entends mes parents se disputer dans la cuisine. Ma mère pleure : « Maman ne s’arrêtera jamais… Elle voulait une petite-fille, mais ce n’est pas une raison pour ignorer Julien ! » Mon père soupire : « Tu sais comment elle est. Elle a toujours voulu transmettre ses bijoux à une fille… » Je comprends alors que je ne serai jamais l’héritier de ses histoires, de ses secrets ou de ses trésors.

À l’école, je me sens différent. Je vois les autres garçons jouer au foot dans la cour, mais moi, je préfère lire ou dessiner. Un jour, Camille me propose de jouer à la dînette avec elle. Nous rions ensemble, mais quand Lucienne nous surprend, elle s’exclame : « Julien ! Ce n’est pas un jeu pour toi. Tu dois être un vrai garçon ! » Je baisse les yeux, honteux d’être qui je suis.

L’adolescence arrive avec son lot de révoltes. Je m’enferme dans ma chambre, j’écoute du rock français à plein volume pour couvrir les remarques acerbes de Lucienne lors des repas de famille. « Si seulement tu avais été une fille… », répète-t-elle comme un refrain. Ma mère tente de me défendre : « Julien est très sensible et intelligent ! » Mais Lucienne secoue la tête : « Ce n’est pas pareil… Une petite-fille aurait su prendre soin de moi plus tard. »

Un jour, lors d’un déjeuner dominical, la tension explose. J’ai dix-sept ans et je ne supporte plus son indifférence. « Pourquoi tu ne m’aimes pas comme je suis ? Pourquoi tu voulais tant une fille ? » Elle me regarde droit dans les yeux : « Parce qu’une fille aurait continué la lignée des femmes de notre famille. Tu ne peux pas comprendre. » Je quitte la table en claquant la porte.

Les années suivantes sont marquées par la distance. Je pars faire mes études à Nantes, espérant fuir ce passé qui me colle à la peau. Mais chaque appel de ma mère me rappelle que Lucienne vieillit et qu’elle parle souvent de moi avec regret : « Il aurait pu être différent… »

Un matin d’hiver, ma mère m’appelle en larmes : « Lucienne est tombée… Elle est à l’hôpital. » Malgré tout ce que j’ai enduré, je prends le premier train pour Tours. Dans sa chambre blanche et froide, elle me regarde faiblement : « Julien… Je suis désolée… Peut-être que j’ai été trop dure avec toi… » Je serre sa main ridée dans la mienne. Les mots restent coincés dans ma gorge.

Après sa mort, je découvre dans son armoire une boîte remplie de lettres jamais envoyées – des lettres adressées à une petite-fille imaginaire. Elle y raconte ses espoirs, ses peurs, ses souvenirs d’enfance pendant la guerre. Je pleure en lisant ces mots qui ne m’étaient pas destinés.

Aujourd’hui adulte, je me demande encore comment on se construit quand on n’est pas celui qu’on attendait. Est-ce que l’amour familial devrait dépendre du genre ? Combien d’enfants portent en silence le poids des rêves brisés de leurs parents ou grands-parents ?

Est-ce que vous aussi, vous avez ressenti ce manque d’acceptation dans votre famille ? Peut-on vraiment se libérer du regard des autres pour devenir soi-même ?