Pédaler pour l’Espoir : Le Dernier Souhait de Paul
« Tu ne vas quand même pas partir maintenant, Antoine ! » La voix de Claire résonne dans le couloir, tremblante, presque cassée. Je serre la poignée de la porte d’entrée, mon sac à dos déjà sur l’épaule. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite maison à Tours. Je ferme les yeux un instant, revois le sourire de Paul, ses yeux pétillants malgré la fatigue, et j’entends encore sa voix : « Papa, tu me promets que tu iras jusqu’au bout ? »
Paul avait douze ans. Il aimait le vélo, les bandes dessinées et les tartines au chocolat. Il avait ce don rare de faire rire tout le monde, même les infirmières de l’hôpital Bretonneau où il passait plus de temps que dans la cour de récréation. La leucémie l’a emporté en six mois. Six mois de combats, d’espoirs déçus, de nuits blanches à guetter le moindre signe d’amélioration. Et puis ce matin-là, alors que je lui tenais la main, il m’a regardé droit dans les yeux : « Papa, si je ne peux plus pédaler, fais-le pour moi. Traverse la France à vélo et raconte mon histoire. Dis-leur qu’on existe, nous les enfants malades. »
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai pleuré. J’ai promis.
Aujourd’hui, je suis là, prêt à partir. Claire me supplie du regard. « Et moi ? Et Louise ? Tu nous laisses seuls ? »
Je baisse la tête. Louise, notre fille de huit ans, dort encore. Je n’ai pas eu le courage de lui dire au revoir. Je me sens lâche, égoïste. Mais je sais que si je n’y vais pas maintenant, je ne le ferai jamais.
Le premier coup de pédale est un arrachement. La pluie me fouette le visage, mais je sens Paul près de moi. Chaque village traversé est une étape vers lui. À Poitiers, une famille me propose un café en entendant mon histoire. À Bordeaux, un groupe d’enfants m’attend avec des dessins pour Paul. Je pleure souvent sur la route. Parfois de fatigue, parfois de colère contre cette injustice qui a brisé notre famille.
Les médias locaux commencent à parler de mon périple. On m’arrête dans la rue : « C’est vous le papa du petit Paul ? » Je souris tristement. Oui, c’est moi.
Mais tout n’est pas aussi simple. À Limoges, je reçois un appel de Claire : « Louise fait des cauchemars toutes les nuits. Elle t’attend. Elle ne comprend pas pourquoi tu es parti. » Sa voix est sèche, pleine de reproches. Je sens la culpabilité me ronger. Suis-je en train d’abandonner ma famille pour honorer mon fils disparu ?
Je m’arrête dans une petite auberge ce soir-là et relis les messages que Paul m’avait laissés sur son vieux téléphone : « Papa, tu es mon héros », « N’oublie pas de sourire aux gens tristes ». Je me rappelle pourquoi je suis là.
À Toulouse, je tombe malade. Fièvre, courbatures, vertiges. J’hésite à rentrer. Mais une infirmière du CHU me reconnaît et m’invite à parler aux enfants hospitalisés. Je raconte l’histoire de Paul devant une salle silencieuse. Une petite fille me serre la main : « Moi aussi je veux être forte comme Paul ». Je repars avec une énergie nouvelle.
Sur la route vers Montpellier, je croise un autre père en deuil. Il s’appelle Gérard. Son fils est parti il y a trois ans d’une tumeur au cerveau. On pédale ensemble quelques kilomètres sans parler. Nos silences se répondent mieux que des mots.
À Marseille, j’arrive enfin devant la mer Méditerranée après plus de mille kilomètres parcourus. Je sors la photo de Paul froissée au fond de ma poche et la tends face à l’horizon : « On y est arrivé, mon grand ». Je m’effondre sur le sable.
Claire et Louise me rejoignent deux jours plus tard en train. Louise court vers moi et s’accroche à mon cou : « Tu reviens à la maison maintenant ? » Claire me regarde longuement avant de murmurer : « Tu as tenu ta promesse… mais il va falloir qu’on se retrouve tous les trois maintenant ».
Ce voyage m’a changé à jamais. J’ai compris que le deuil ne s’efface pas ; il se transforme en force ou en abîme selon ce qu’on en fait. J’ai rencontré des familles brisées mais debout, des enfants courageux et des inconnus bienveillants.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de partir ? Peut-on vraiment réparer ce qui est brisé ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?