Pardonner ou haïr ? L’histoire d’un père brisé par la perte de sa fille
« Tu n’as pas honte de venir ici ? » Ma voix tremble, rauque, alors que je me tiens sur le seuil de la porte, face à Julien. Il baisse les yeux, ses mains serrées sur la casquette qu’il tourne nerveusement. Derrière lui, sa mère, Madame Lefèvre, tente de croiser mon regard. Mais je n’ai d’yeux que pour lui. Lui, le garçon que j’ai vu grandir, qui jouait avec Camille dans notre jardin il y a encore quelques années. Lui, qui a tué ma fille.
C’était il y a un an, un samedi de printemps à Saint-Laurent-sur-Saône. Camille avait dix ans. Elle rentrait du cours de danse, sa petite main serrée autour de son sac à dos rose. J’étais en retard ce jour-là ; c’est ma femme, Hélène, qui devait la récupérer. Mais une urgence au travail l’a retenue. Camille a décidé de rentrer seule. La route était calme, comme toujours dans notre village. Jusqu’à ce que la voiture de Julien surgisse au coin de la rue, trop vite, bien trop vite…
Le choc a retenti comme un coup de tonnerre. Les voisins sont sortis en courant. J’ai su tout de suite que quelque chose d’horrible venait d’arriver. On m’a appelé, j’ai couru, j’ai vu le corps frêle de ma fille sur le bitume. J’ai hurlé, supplié qu’on me laisse la prendre dans mes bras. Mais les gendarmes m’en ont empêché. Je n’oublierai jamais le regard vide d’Hélène ce soir-là.
Depuis ce jour, notre maison est devenue un mausolée silencieux. La chambre de Camille est restée intacte : ses peluches alignées sur le lit, ses dessins accrochés au mur. Hélène et moi ne nous parlons presque plus. Elle s’enferme dans la salle de bains pendant des heures ; je passe mes nuits à marcher dans le salon, incapable de trouver le sommeil.
Julien a été jugé. Il a pris deux ans avec sursis et une interdiction de conduire pendant cinq ans. « Un accident », a dit le juge. « Un jeune homme sans antécédents », a plaidé son avocat. Mais pour moi, c’est un meurtre. Comment peut-on pardonner à celui qui vous a arraché votre enfant ?
Les Lefèvre ont essayé de nous parler plusieurs fois. Ils ont déposé des fleurs sur la tombe de Camille. Leur fils a écrit une lettre d’excuses que je n’ai jamais ouverte. Le village s’est divisé : certains disent que Julien a déjà assez souffert, d’autres murmurent qu’il aurait dû aller en prison. Je sens les regards sur moi quand je fais mes courses à l’épicerie ou que je vais chercher du pain à la boulangerie.
Un soir d’automne, alors que je rentrais du travail, j’ai trouvé Hélène assise sur le lit de Camille, tenant la lettre de Julien entre ses mains tremblantes.
— Tu devrais la lire, François…
— Jamais !
Elle a fondu en larmes. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.
— Tu ne comprends pas… Je veux avancer.
Avancer ? Comment avancer quand chaque bruit me rappelle Camille ? Quand chaque rire d’enfant dans la rue me transperce comme une lame ? Je suis prisonnier de ma colère.
Un dimanche matin, alors que je promenais notre chien près du cimetière, j’ai croisé Julien. Il était là, debout devant la tombe de Camille, les yeux rouges.
— Monsieur Morel… Je…
Je l’ai interrompu d’un geste brutal.
— Tu n’as rien à dire qui puisse réparer ça.
Il est resté là, figé, puis il s’est effondré en larmes.
Ce soir-là, j’ai repensé à mon propre père qui m’avait appris à ne jamais céder à la haine. Mais comment pardonner l’impardonnable ? Est-ce que pardonner serait trahir Camille ? Ou bien serait-ce enfin me libérer du poids qui m’écrase ?
Les semaines ont passé. Hélène a commencé une thérapie ; elle m’a supplié de l’accompagner mais je refusais obstinément. Jusqu’au jour où elle m’a dit :
— Si tu continues comme ça, tu vas nous perdre tous les deux.
J’ai accepté d’y aller. La psychologue m’a écouté sans juger. Elle m’a parlé du pardon non pas comme un cadeau à l’autre, mais comme une délivrance pour soi-même. J’ai pleuré pour la première fois depuis des mois.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je pourrai un jour pardonner à Julien. Mais je sais que ma haine me détruit plus qu’elle ne le punit lui.
Est-ce que pardonner serait oublier Camille ? Ou bien serait-ce lui rendre hommage en refusant que sa mort détruise tout ce qu’il y avait de beau en nous ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?