Mon père me supplie de pardonner mon oncle violent : Je ne peux pas oublier la douleur

« Tu pourrais au moins lui parler, Justine. Il n’a plus personne… » La voix de mon père tremble dans la cuisine, saturée d’une tristesse que je n’arrive plus à supporter. Je serre la tasse de café entre mes mains, les jointures blanchies par la colère. Mon oncle Gérard. Ce nom me brûle la gorge à chaque fois qu’il est prononcé dans cette maison.

Je revois encore ce soir d’hiver, il y a cinq ans, quand tout a basculé. Les cris, les portes qui claquent, la peur dans les yeux de mon père alors que Gérard, ivre, hurlait des insultes et menaçait de tout casser. J’avais seize ans. J’ai vu mon père, d’habitude si fort, reculer devant son propre frère. J’ai vu le vase de ma mère voler contre le mur, les éclats éparpillés comme nos illusions d’une famille unie.

Depuis ce soir-là, Gérard a disparu de nos vies. Mais il a laissé derrière lui un champ de ruines : la honte, la peur, et cette colère sourde qui ne m’a jamais quittée. Mon père a tenté de recoller les morceaux, mais moi, je n’ai jamais pu oublier. Je n’ai jamais pu pardonner.

Aujourd’hui, Gérard est malade. Il vit seul dans un petit appartement à Montreuil, sans travail, sans amis. Mon père a appris par une voisine qu’il ne s’en sort pas. Et voilà qu’il me supplie d’aller le voir, de lui apporter des courses, « juste un peu d’aide ». Parce que « c’est la famille ». Parce que « personne ne mérite d’être abandonné ».

Mais moi ? Qui a pensé à moi quand j’ai passé des nuits entières à pleurer dans ma chambre ? Qui a pensé à mon père quand il cachait ses bleus sous des manches longues ? Qui a pensé à nous quand Gérard nous a laissés avec la peur au ventre ?

« Papa, tu oublies trop vite », je murmure en fixant la table. Il détourne les yeux, honteux. Je sais qu’il se sent coupable. Il a toujours eu ce besoin maladif de protéger son frère, même au détriment de sa propre dignité.

Un soir, il y a trois semaines, il m’a dit : « Tu sais, Gérard n’a jamais eu la vie facile… » J’ai explosé :
— Et nous alors ? Tu crois que c’était facile pour nous ? Tu crois que j’ai oublié ce qu’il t’a fait ? Ce qu’il m’a fait ?
Il s’est tu. Le silence entre nous est devenu un gouffre.

Depuis, chaque repas est une épreuve. Mon père pose son regard sur moi comme s’il cherchait une permission que je ne peux pas lui donner. Il vieillit trop vite. Parfois j’ai l’impression qu’il espère que le pardon me libérera autant que lui.

Mais je ne peux pas. Je ne veux pas. Je me souviens trop bien des mains de Gérard qui s’abattaient sur la table, du regard noir qu’il posait sur moi quand je tentais de défendre mon père. Je me souviens de ses mots : « T’es qu’une gamine insolente, tu finiras comme ta mère ! » Ma mère est morte d’un cancer quand j’avais dix ans. Gérard n’a même pas assisté à l’enterrement.

La semaine dernière, mon père est rentré avec un sac de courses pour Gérard. Il m’a demandé de l’accompagner. J’ai refusé net.
— Tu veux vraiment que je fasse comme si rien ne s’était passé ?
Il a soupiré :
— Justine… il va mourir seul si on ne fait rien.
J’ai eu envie de crier : « Et alors ? » Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Je sais que dans notre quartier populaire de Saint-Denis, la solidarité familiale est sacrée. On ne laisse pas tomber les siens, même ceux qui ont tout détruit. Mais où est la limite ? Jusqu’où doit-on aller au nom du sang ?

Hier soir, j’ai croisé ma cousine Élodie au marché. Elle m’a dit que Gérard parle encore mal de nous, qu’il n’a rien regretté. Qu’il accuse mon père d’avoir « monté sa fille contre lui ». J’ai eu envie de vomir.

Je suis rentrée chez moi en pleurs. Mon père m’a prise dans ses bras comme quand j’étais petite. Il m’a dit :
— Je ne veux pas te forcer… Mais si tu pouvais juste essayer…
J’ai hoché la tête pour qu’il me laisse tranquille.

Ce matin, j’ai reçu un message de Gérard : « Si t’as un peu de cœur, viens me voir avant qu’il soit trop tard. » J’ai effacé le message sans répondre.

Je suis fatiguée d’être celle qui doit tout porter : la mémoire des blessures, le poids du pardon impossible. Je suis fatiguée d’être celle qui doit choisir entre sa propre paix et le bonheur factice d’une famille brisée.

Est-ce que je suis égoïste ? Est-ce que je devrais pardonner pour soulager mon père ? Ou bien ai-je raison de refuser d’oublier ce que Gérard nous a fait subir ?

Parfois je me demande : peut-on vraiment tourner la page quand le livre est encore plein de pages déchirées ? Est-ce à moi seule de réparer ce que d’autres ont brisé ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?