Mon Mari, son Portefeuille et ma Prison : Douze Ans d’Enfermement dans un Mariage Français
« Tu n’as pas besoin de cette robe, Catherine. » La voix de François résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, alors que je serre la poignée du sac plastique contenant les courses du jour. Nous sommes en 2018, dans notre appartement de Lyon, et je viens de passer dix minutes à justifier l’achat d’un simple pull en solde. Je me sens ridicule, comme une enfant prise en faute.
« Tu ne comprends pas, c’est pour l’entretien d’embauche… »
Il soupire, lève les yeux au ciel. « Tu ne vas pas trouver de travail, tu le sais bien. Et puis, c’est moi qui gère les finances. »
Douze ans que ça dure. Douze ans à demander la permission pour acheter un café avec une amie, à justifier chaque dépense, à voir mon compte bancaire vidé « pour mieux gérer le budget familial ». Au début, je croyais que c’était normal. François venait d’une famille bourgeoise de la Croix-Rousse, où l’on ne parlait d’argent qu’à voix basse et où la réussite se mesurait à la taille du portefeuille. Moi, j’étais fille d’infirmière, élevée dans la chaleur d’un petit village du Beaujolais, où l’on partageait tout, même les soucis.
Mais très vite, la tendresse s’est effritée. Les disputes sont devenues quotidiennes. « Tu dépenses trop ! », « Tu ne comprends rien à la vie ! », « Sans moi, tu serais perdue ! » Je me suis retrouvée isolée, coupée de mes amies – « Elles t’influencent mal » –, éloignée de ma famille – « Ta mère ne sait pas ce que c’est que de réussir ». Même mon frère Paul a fini par baisser les bras : « Catherine, tu dois faire des choix… »
Le pire, c’était les humiliations devant nos enfants. Un soir, alors que je préparais le dîner, François a lancé devant Lucie et Théo : « Ta mère n’a jamais su gérer un budget. Heureusement que je suis là ! » J’ai vu le regard de Lucie se baisser, celui de Théo se durcir. J’ai eu honte. Pas pour moi – pour eux.
J’ai essayé de parler à François. « Je veux juste un peu d’autonomie… » Il a ri : « L’autonomie ? Pour quoi faire ? Tu as tout ce qu’il te faut ici. »
Mais ce « tout » était une prison. Je n’avais plus de carte bancaire à mon nom. Je devais demander de l’argent pour acheter des tampons ou un cadeau d’anniversaire pour ma sœur. Même mes vêtements étaient choisis par lui – « Ce tailleur est plus approprié pour une femme mariée ». J’étouffais.
Un jour, j’ai croisé mon ancienne collègue, Sophie, sur la place Bellecour. Elle m’a prise dans ses bras : « Tu as changé… Tu as l’air fatiguée. » J’ai fondu en larmes au milieu des passants. Elle m’a invitée à prendre un café. J’ai menti à François : « Je vais chez le médecin. »
Autour d’un expresso tiède, j’ai tout déballé. Sophie m’a regardée droit dans les yeux : « Catherine, ce que tu vis, c’est de la violence économique. Tu n’es pas obligée d’accepter ça. »
Violence économique. Le mot a résonné en moi comme un coup de tonnerre. Je n’avais jamais mis de nom sur ma souffrance.
Le soir même, j’ai tenté d’en parler à François.
— Tu sais que ce que tu fais s’appelle de la violence économique ?
Il a éclaté de rire : « N’importe quoi ! C’est pour ton bien ! »
J’ai compris qu’il ne changerait pas.
Les semaines suivantes ont été un enfer. François a senti que je lui échappais. Il est devenu plus dur encore : contrôles sur mon téléphone, menaces voilées (« Si tu pars, tu n’auras rien »), critiques incessantes sur ma façon d’élever les enfants ou de tenir la maison.
Mais quelque chose avait changé en moi. J’ai commencé à mettre de côté quelques billets – Sophie m’a aidée à ouvrir un compte secret à la Banque Postale. J’ai repris contact avec ma mère et mon frère en cachette. J’ai cherché du travail sur Internet quand François dormait.
Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que Lucie faisait ses devoirs dans sa chambre, j’ai pris ma décision.
— François… Je veux divorcer.
Il a blêmi. Puis il a crié, insulté, menacé de me retirer les enfants. Mais cette fois-ci, je n’ai pas cédé.
J’ai passé des semaines à dormir sur le canapé du salon pendant qu’il faisait semblant devant les enfants. J’ai rencontré une avocate spécialisée dans les violences conjugales – Maître Lefèvre –, qui m’a expliqué mes droits et m’a soutenue dans chaque démarche.
Le jour où j’ai quitté l’appartement avec Lucie et Théo, un sac chacun à la main, il pleuvait encore sur Lyon. Ma mère nous attendait en bas avec sa vieille Clio grise. J’avais peur – peur de l’avenir, peur du manque d’argent, peur du regard des autres – mais j’étais libre.
Aujourd’hui, deux ans plus tard, je vis dans un petit appartement à Villeurbanne avec mes enfants. Je travaille comme secrétaire médicale dans un cabinet dentaire. Ce n’est pas facile tous les jours – il y a les fins de mois difficiles, les jugements silencieux des voisins (« Elle a quitté son mari… »), les questions des enfants (« Pourquoi papa ne vient plus nous voir ? »). Mais chaque matin, quand je me regarde dans le miroir, je me sens fière.
Je repense souvent à ces années perdues derrière les barreaux invisibles du contrôle et du mépris. Et je me demande : combien d’autres femmes vivent encore cette prison silencieuse ? Combien oseront un jour pousser la porte vers la liberté ?