L’ombre de mon père : Jusqu’où va le devoir d’une fille ?

« Tu ne vas pas me laisser mourir, hein Camille ? »

La voix de mon père résonne dans la cuisine, rauque, presque suppliante. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est assis en face de moi, le visage creusé par la maladie, mais ses yeux gardent cette dureté qui m’a toujours glacée. Je n’ai pas vu ce regard autrement que froid ou menaçant depuis mes six ans.

Maman est morte trop tôt, fauchée par un accident de voiture. J’avais douze ans. Depuis, il n’y avait plus que lui et moi dans ce petit appartement de la rue des Lilas à Nantes. Lui, et ses colères. Lui, et ses silences. Les portes qui claquent, les insultes qui fusent, les mains qui parfois dérapent. J’ai appris à marcher sur la pointe des pieds, à deviner l’orage avant qu’il n’éclate.

Aujourd’hui, j’ai trente-deux ans. Je vis à Rennes, loin de lui, loin de cette enfance que j’essaie d’oublier. Mais il a appelé il y a deux semaines : « Camille, j’ai besoin de toi. Les médecins disent que je dois avoir une greffe de rein. Tu es compatible. »

Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai raccroché. J’ai pleuré. J’ai hurlé dans mon oreiller comme une gamine. Pourquoi moi ? Pourquoi lui ?

Mon compagnon, Julien, m’a prise dans ses bras :
— Tu n’es pas obligée, tu sais…
Mais il ne comprend pas. Personne ne comprend vraiment ce que c’est d’être l’enfant d’un homme comme mon père.

Je me revois petite fille, cachée sous la table du salon pendant qu’il criait après le monde entier. Je me souviens du jour où il a cassé la porte de ma chambre parce que je n’avais pas rangé mes affaires assez vite. Je me souviens des excuses maladroites, des cadeaux pour se faire pardonner, mais jamais un vrai « pardon ».

Et maintenant ? Maintenant il me demande le plus grand des sacrifices.

J’ai consulté une psychologue. Elle m’a dit :
— Camille, vous avez le droit de dire non. Vous avez le droit de penser à vous.
Mais la culpabilité me ronge. Dans ma famille, on ne parle pas des problèmes. Ma tante Sylvie m’a appelée :
— Tu sais bien qu’il n’a que toi…
Comme si c’était une évidence.

Je suis retournée voir mon père à l’hôpital de Nantes. Il était amaigri, branché à des machines. Il a tenté un sourire :
— Je sais que je n’ai pas été facile…
J’ai eu envie de hurler : « Pas facile ? Tu as détruit mon enfance ! » Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

— Pourquoi tu ne m’as jamais protégée ? Pourquoi tu ne m’as jamais aimée comme une vraie fille ?
Il a baissé les yeux.
— Je ne sais pas… J’étais perdu après ta mère… J’ai fait ce que j’ai pu…
Mensonge ou aveu ? Je ne saurai jamais.

Les jours passent et la pression monte. Les médecins me demandent ma décision. Julien s’inquiète pour moi :
— Si tu fais ça pour lui, tu risques d’y laisser ta santé mentale…
Mais si je refuse, pourrai-je vivre avec ce poids sur la conscience ?

Un soir, je rêve que je suis encore enfant. Mon père me tend la main pour traverser la rue, mais je refuse. Je cours seule dans la nuit.

Le matin suivant, je prends ma décision. Je retourne à l’hôpital.

— Papa, je ne peux pas… Je ne peux pas te donner ce rein. J’ai besoin de me protéger maintenant.
Il détourne la tête, furieux d’abord, puis brisé.
— Tu es comme ta mère… Trop sensible…
Je souris tristement.
— Peut-être bien.

Je sors de la chambre en pleurant toutes les larmes de mon corps. Mais pour la première fois depuis longtemps, je sens un poids s’envoler.

Est-ce égoïste de choisir sa propre paix plutôt que le pardon à tout prix ? Où s’arrête le devoir d’un enfant envers son parent ? Est-ce que vous auriez fait autrement à ma place ?