Les secrets de la cuisine de maman

— Tu ne trouveras rien d’intéressant ici, murmurai-je à voix basse, comme si maman pouvait encore m’entendre. Mais la cuisine, baignée de la lumière grise du matin lyonnais, semblait me défier. Les armoires, les tiroirs, tout attendait que je me décide enfin à ouvrir, trier, jeter. J’avais passé trois jours à tourner en rond dans l’appartement, à éviter chaque objet qui portait encore son odeur, sa trace. Mais ce matin-là, quelque chose avait changé. Peut-être la fatigue, ou ce silence trop lourd.

Je tirai le tiroir du buffet en bois, celui qu’elle fermait toujours à clé. La clé était là, sur le plan de travail, posée comme un dernier clin d’œil. Dedans, sous une pile de torchons brodés, j’ai trouvé une boîte en fer blanc. Je l’ai ouverte sans réfléchir. Des lettres, une vingtaine au moins, soigneusement rangées par ordre chronologique. Toutes signées d’un même prénom : Étienne.

Je n’ai jamais entendu parler d’Étienne. Pas dans les histoires de famille, pas dans les souvenirs partagés autour des repas du dimanche. Mon cœur s’est mis à battre plus vite. J’ai pris la première lettre, datée de 1987.

« Ma chère Claire,
Je t’attends ce soir au parc de la Tête d’Or. Je ne peux plus supporter ces rendez-vous volés, mais je comprends tes peurs. Je t’aime. »

Je me suis assise par terre, dos contre le frigo. Ma mère avait donc aimé un autre homme ? Était-ce avant mon père ? Pendant ? Je n’osais pas imaginer.

Le téléphone a sonné. C’était mon frère, Guillaume.
— Alors, tu avances ?
— J’ai trouvé des lettres…
— Quelles lettres ?
— De quelqu’un… Étienne. Tu sais qui c’est ?
Silence.
— Non… Tu veux que je vienne ?
— Non, laisse-moi encore un peu.

J’ai continué à lire. Les mots d’Étienne étaient tendres, passionnés parfois désespérés. Il parlait de rendez-vous secrets, de promesses impossibles à tenir. Il évoquait un enfant qu’il n’a jamais pu connaître. Mon sang s’est glacé.

« Je rêve de voir ta fille grandir… »

Ma fille ? Étienne parlait-il de moi ?

J’ai fouillé dans les papiers administratifs de maman. Son carnet d’adresses, ses vieux agendas. Rien sur Étienne. Mais dans un album photo jauni, entre deux clichés de vacances à La Baule, une photo en noir et blanc : maman souriante aux côtés d’un homme brun que je ne reconnaissais pas. Au dos : « Claire et Étienne – 1988 ».

Je me suis sentie trahie. Toute ma vie, j’avais cru connaître ma mère. Nous étions proches — du moins je le croyais. Pourquoi m’avoir caché cette histoire ? Pourquoi avoir laissé ce secret grandir entre nous ?

Le soir même, Guillaume est passé.
— Tu fais une drôle de tête…
Je lui ai tendu la boîte.
Il a lu quelques lettres puis m’a regardée longuement.
— Tu crois que papa savait ?
— Je n’en sais rien… Mais pourquoi elle ne nous a rien dit ?
Guillaume haussa les épaules.
— Peut-être qu’elle voulait nous protéger… Ou se protéger elle-même.

Nous avons bu du thé en silence. Chacun perdu dans ses pensées.

Les jours suivants, j’ai cherché Étienne sur Internet. Rien. Pas de trace évidente. J’ai appelé tante Hélène.
— Hélène… Tu connaissais un Étienne dans la vie de maman ?
Un long soupir à l’autre bout du fil.
— Il y a des choses qu’on préfère oublier…
— Mais c’était qui ?
— Un amour impossible. Ta mère a beaucoup souffert à cause de lui.

J’ai raccroché, bouleversée. J’avais besoin de comprendre.

J’ai relu toutes les lettres. Certaines étaient déchirées sur les bords, tachées de larmes séchées peut-être. Étienne écrivait parfois avec rage : « Pourquoi refuses-tu que je rencontre ta fille ? Elle a le droit de savoir qui je suis ! »

Et si mon père n’était pas mon père ? Cette pensée m’a obsédée toute la nuit.

Le lendemain matin, j’ai retrouvé Guillaume dans un café du Vieux Lyon.
— Tu veux qu’on fasse un test ADN ?
Il a souri tristement.
— Et si on découvrait que tout ce qu’on croyait savoir était faux ?
Je n’ai pas su quoi répondre.

En rentrant à l’appartement, j’ai ouvert la dernière lettre d’Étienne.
« Claire,
Je pars pour Marseille demain. Je ne reviendrai pas. Je t’aime et j’aimerai toujours ta fille comme si elle était la mienne… »

J’ai pleuré pour la première fois depuis la mort de maman. Pas seulement pour elle, mais pour tout ce que nous avions perdu sans même le savoir : une autre histoire possible, une autre famille peut-être.

Aujourd’hui encore, je me demande : faut-il vraiment tout savoir sur ceux qu’on aime ? Ou certains secrets sont-ils nécessaires pour survivre ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?