Le soir où ma fille a choisi sa liberté

« Tu ne comprends pas, maman ! Je ne peux plus continuer comme ça. »

La voix d’Élodie tremblait, mais ses yeux brillaient d’une détermination nouvelle. Je me suis figée, la main crispée sur mon torchon, le cœur battant à tout rompre. Dans notre petite cuisine de la maison familiale, l’odeur du gratin dauphinois flottait encore, mais tout semblait soudain fade, lointain. Mon mari, Gérard, s’était tu, la fourchette suspendue à mi-chemin de sa bouche. Il n’y avait plus que le silence, épais, coupant.

« Tu veux dire… tu quittes Thomas ? »

Elle a hoché la tête. Ses cheveux châtains, toujours impeccablement coiffés, tombaient en désordre sur ses épaules. J’ai cherché ses mains sur la table, comme quand elle était petite et qu’elle avait peur de l’orage. Mais elle les a gardées serrées contre elle.

« Je pars vivre seule. À Paris. J’ai trouvé un studio dans le 11e. Je veux… essayer d’être moi-même. »

Le mot « seule » a résonné dans ma tête comme une gifle. Seule ? Après huit ans de mariage ? Après tous ces dimanches à parler de projets, de vacances, d’enfants ?

Gérard a posé sa fourchette avec un bruit sec. « Mais enfin, Élodie, tu as tout ce qu’il faut ! Un mari qui t’aime, un bon boulot, un appartement… Pourquoi tout gâcher ? »

Elle a fermé les yeux un instant. « Parce que je ne suis pas heureuse. Je me sens étouffée. Je veux voir ce dont je suis capable sans Thomas, sans personne pour me dire ce que je dois faire ou être. »

Je me suis levée brusquement, repoussant ma chaise contre le carrelage usé. La colère montait en moi, mêlée à une peur sourde. Ici, à Saint-Aubin-sur-Loire, on ne quitte pas son mari comme ça. On ne part pas seule à Paris à trente ans passés. Que diraient les voisins ? Et puis… comment allait-elle s’en sortir ?

« Tu penses à nous ? À ton père ? À moi ? Tu sais ce que ça va faire ici ? »

Élodie a ouvert la bouche pour répondre, mais je l’ai coupée : « Et Thomas ? Il t’a fait du mal ? Il t’a trompée ? »

Elle a secoué la tête : « Non… Il est gentil. Mais ce n’est pas lui le problème. C’est moi. »

Je me suis sentie soudain très vieille. Comme si le monde que j’avais connu s’effritait sous mes pieds. J’ai repensé à ma propre jeunesse, à mes rêves d’ailleurs jamais réalisés, à mes renoncements silencieux pour élever Élodie et tenir la ferme avec Gérard.

La soirée s’est terminée dans une tension glaciale. Gérard est sorti fumer dans la cour, Élodie a rangé ses affaires en silence. Je l’ai observée du coin de l’œil : elle semblait plus grande, plus forte que jamais.

Le lendemain matin, elle est partie tôt pour prendre le train de 7h12 vers Paris. J’ai regardé sa silhouette s’éloigner sur le quai de la petite gare, son sac à dos trop lourd pour ses épaules fines. J’ai eu envie de courir après elle, de la supplier de rester, de lui dire qu’elle faisait une erreur.

Mais je n’ai rien dit.

Les jours suivants ont été un supplice. Les voisines sont venues aux nouvelles : « Alors, ta fille… elle va bien ? » J’ai souri bravement : « Oui, elle travaille beaucoup à Paris… » Mais au fond de moi, j’étais rongée par l’inquiétude et la honte.

Gérard s’est renfermé dans le silence et les travaux de la ferme. Le soir, il marmonnait devant le journal télévisé : « C’est pas normal… On n’a pas élevé notre fille pour ça… »

J’ai commencé à écrire des messages à Élodie sans jamais les envoyer :

« Tu manges bien ? Tu n’as pas trop froid dans ton studio ? »
« Tu as rencontré des gens sympas ? »
« Tu regrettes ? »

Un soir, elle m’a appelée. Sa voix était fatiguée mais sereine : « Maman… Je voulais te dire merci. Merci de m’avoir appris à être forte. Même si tu ne comprends pas tout ce que je fais… Je t’aime. »

J’ai pleuré longtemps après avoir raccroché.

Petit à petit, j’ai accepté l’idée que ma fille avait le droit de choisir sa vie — même si cela voulait dire s’éloigner de nous et des traditions du village. J’ai repensé à toutes ces femmes autour de moi qui avaient sacrifié leurs envies pour la famille ou la réputation.

Un dimanche matin, j’ai pris le train pour Paris sans prévenir personne. J’ai retrouvé Élodie devant un petit café du boulevard Voltaire. Elle avait l’air fatiguée mais heureuse. Nous avons parlé longtemps — vraiment parlé — comme deux femmes et non plus comme une mère et sa fille.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai regardé Gérard dans les yeux : « Notre fille n’est plus une enfant. Elle est libre maintenant… Et si c’était ça, le vrai bonheur ? »

Parfois je me demande : ai-je eu tort de m’inquiéter autant ? Ou bien est-ce simplement ça, être mère — aimer assez fort pour laisser partir ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?