L’attente insoutenable : Mon combat pour adopter en France
— Tu crois qu’on va encore attendre combien de temps, Claire ?
La voix de Julien tremble dans la pénombre de notre salon. Il est deux heures du matin, la pluie tambourine contre les vitres de notre appartement à Lyon. Je serre fort la photo froissée d’Aïssata et Maïmouna, deux petites filles aux yeux immenses, quelque part à Port-au-Prince. Je ne dors plus depuis des semaines. L’attente me ronge, me consume.
— Je ne sais pas, Julien… Je ne sais plus rien.
Je me lève brusquement, traverse le salon en silence. Sur la table, les dossiers s’empilent : attestations, lettres de motivation, certificats médicaux, preuves de revenus… Des années de démarches pour prouver que nous sommes dignes d’être parents. En France, adopter à l’international, c’est un parcours du combattant. Mais personne ne vous dit à quel point l’attente peut devenir inhumaine.
Tout a commencé il y a cinq ans. Nous avions tout essayé : PMA, FIV… Rien n’a marché. Un jour, j’ai vu leur photo sur le site d’une association française d’adoption. Deux sœurs haïtiennes, abandonnées après le séisme. J’ai su tout de suite : c’était elles. Julien aussi. On s’est lancés dans la procédure sans imaginer l’enfer administratif qui nous attendait.
— Madame Dubois, il manque un tampon sur votre extrait de casier judiciaire.
— Monsieur Dubois, votre avis d’imposition n’est pas assez récent.
À chaque étape, une nouvelle exigence. À chaque dossier envoyé, une nouvelle attente. Et puis il y a eu les remarques des proches :
— Pourquoi vous n’adoptez pas un enfant français ?
— Vous n’avez pas peur qu’elles ne s’intègrent pas ?
Je me suis sentie jugée, incomprise. Mais rien ne m’a préparée à ce qui allait suivre.
Un matin de janvier, alors que nous pensions enfin toucher au but, un courrier officiel est arrivé : « Procédure suspendue pour vérification des conditions d’accueil ». J’ai relu la lettre dix fois. J’ai appelé la mairie, la préfecture, l’association. Personne ne savait rien. On nous a parlé de quotas, de nouvelles lois sur l’adoption internationale, de « contexte politique instable en Haïti ».
Julien s’est effondré ce soir-là. Moi, j’ai hurlé ma colère contre les murs.
— On n’est pas des criminels ! On veut juste aimer ces enfants !
Les mois ont passé. Les amis ont cessé de demander des nouvelles. Ma mère m’a dit :
— Tu devrais penser à toi maintenant…
Mais comment penser à moi quand deux petites filles attendent là-bas ? Chaque nuit, je rêve d’elles. Je les imagine courir dans le parc de la Tête d’Or, rire dans notre cuisine, apprendre le français avec leurs accents chantants.
Un jour, j’ai reçu un message vocal d’Aïssata grâce à l’association :
— Bonjour maman Claire… tu me manques…
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Julien m’a prise dans ses bras sans un mot. Nous avons décidé de nous battre encore plus fort.
Nous avons contacté un avocat spécialisé en droit de la famille. Il nous a prévenus :
— Le système français est lent et frileux avec l’adoption internationale. Il y a aussi des préjugés…
J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question de paperasse. C’était aussi une question de regard sur l’autre, sur la différence. Dans notre immeuble, certains voisins chuchotaient déjà :
— Vous allez ramener des enfants noirs ?
J’ai eu honte pour eux. Mais jamais pour mes filles.
Après deux ans supplémentaires d’attente et de recours juridiques, nous avons enfin reçu le feu vert. Je n’y croyais plus. À l’aéroport Charles-de-Gaulle, quand j’ai vu Aïssata et Maïmouna descendre la passerelle main dans la main avec leur éducatrice haïtienne, mon cœur a explosé.
— Maman !
Elles se sont jetées dans mes bras. Julien pleurait comme un enfant. Nous étions enfin réunis.
Mais le combat ne s’est pas arrêté là. Il a fallu affronter les regards dans la rue, les questions intrusives à l’école :
— C’est vraiment ta maman ?
— Pourquoi tu es noire et elle est blanche ?
J’ai appris à répondre avec douceur mais fermeté. J’ai appris à protéger mes filles contre l’ignorance et la bêtise humaine.
Aujourd’hui, Aïssata et Maïmouna sont mes soleils. Elles parlent français avec un accent lyonnais et cuisinent le riz collé comme personne. Mais parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’aimer librement en France ? Pourquoi tant d’obstacles pour donner une famille à ceux qui en ont besoin ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Auriez-vous eu la force d’attendre aussi longtemps ?