L’attente de Camille et Luc : Quand l’adoption bouleverse une famille française

— Tu crois qu’elles vont nous reconnaître ?

La voix de Luc tremble dans la voiture, garée devant l’aéroport Charles-de-Gaulle. Je serre la photo froissée de deux petites filles aux yeux sombres, envoyée il y a plus de deux ans par l’ASE. Deux ans d’attente, de dossiers perdus, de rendez-vous annulés, de nuits blanches à imaginer leurs voix, leurs rires, leurs peurs. Deux ans à répondre aux questions de ma mère : « Pourquoi ne pas faire un enfant à vous ? » Deux ans à supporter les regards en biais de certains amis : « Tu n’as pas peur qu’elles ne s’adaptent pas ? »

Je me souviens du premier entretien avec l’assistante sociale. Elle s’appelait Madame Lefèvre, une femme sèche, le chignon serré. Elle avait posé son stylo sur le dossier :
— Vous savez que l’adoption, ce n’est pas un conte de fées ?

J’avais hoché la tête, mais au fond, je rêvais d’un miracle. Luc et moi, on s’était rencontrés à la fac de droit à Lyon. Dix ans d’amour, trois fausses couches, puis ce silence entre nous. L’adoption était devenue notre dernier espoir, notre planche de salut.

Mais rien ne s’est passé comme prévu. Les démarches administratives ont été un labyrinthe kafkaïen. Les services sociaux nous ont proposé deux sœurs originaires de Mayotte, séparées depuis six mois dans des familles d’accueil différentes. J’ai pleuré en lisant leurs prénoms : Aïssata et Fadila. J’ai imaginé leurs mains cherchant la mienne dans la foule.

Le jour où nous avons annoncé la nouvelle à nos familles, le silence a été glacial. Mon père a simplement dit :
— Elles ne seront jamais vraiment françaises.

J’ai senti la colère monter en moi, mais Luc m’a serrée contre lui. Nous avons tenu bon. Nous avons repeint la chambre en jaune pâle, acheté deux lits superposés chez Conforama, cousu des rideaux avec des motifs d’oiseaux pour leur rappeler leur île.

Mais l’attente a tout rongé. Luc s’est enfermé dans le travail. Je passais mes soirées sur des forums d’adoption, à lire les témoignages d’autres parents épuisés par la lenteur administrative française. Parfois, je me demandais si nous étions assez forts pour affronter tout ça.

Un soir, alors que je préparais un curry pour Luc, il a posé sa fourchette :
— Et si elles ne nous aiment pas ?

J’ai éclaté en sanglots. Nous étions devenus des étrangers l’un pour l’autre, réunis seulement par ce vide immense.

Puis il y a eu ce coup de fil de l’ASE : « Les filles arrivent dans trois semaines. » J’ai hurlé de joie, puis j’ai eu peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur du regard des voisins dans notre petite ville du Jura.

Aujourd’hui, devant l’aéroport, je sens mon cœur exploser. Les portes automatiques s’ouvrent. Deux petites silhouettes avancent, chacune tenant une valise trop grande pour elles. Aïssata me fixe sans sourire. Fadila se cache derrière sa sœur.

Je m’accroupis à leur hauteur :
— Bonjour mes chéries… Je suis Camille… Voici Luc…

Aïssata serre fort la main de Fadila. Un silence pesant s’installe. Luc tente un sourire maladroit :
— Vous avez faim ? On a préparé des crêpes à la maison…

Elles hochent la tête sans un mot.

Le trajet jusqu’à la maison est silencieux. Dans le rétroviseur, je vois Fadila qui pleure en silence. Arrivés chez nous, elles refusent d’enlever leurs manteaux. La première nuit est un cauchemar : cris dans le noir, cauchemars, appels à leur « maman » restée à Mayotte.

Les semaines passent. Aïssata refuse de m’appeler « maman ». Fadila ne mange presque rien. À l’école, les autres enfants les regardent comme des bêtes curieuses. Un jour, la maîtresse me prend à part :
— Elles sont très fermées… Peut-être devriez-vous consulter un psychologue ?

Je rentre chez moi en larmes. Luc me prend dans ses bras :
— On va y arriver… Il faut du temps.

Mais le temps est cruel. Ma mère ne vient plus nous voir. Mon père évite le sujet. Les voisins murmurent sur notre passage : « C’est les petites étrangères… »

Un soir d’hiver, alors que je range la cuisine, j’entends un rire dans le salon. Aïssata et Fadila jouent ensemble avec les poupées que je leur ai offertes. Je m’assois sur le seuil et je pleure de soulagement.

Peu à peu, les barrières tombent. Un matin, Fadila me tend un dessin : quatre personnages se tiennent par la main sous un soleil immense. Elle me regarde timidement :
— C’est nous…

Je la serre contre moi en retenant mes larmes.

Aujourd’hui encore, tout n’est pas simple. Il y a des jours où Aïssata refuse de parler français, où Fadila réclame sa mère biologique en hurlant. Mais il y a aussi ces petits moments de grâce : un sourire volé au petit-déjeuner, une main glissée dans la mienne sur le chemin de l’école.

Parfois je me demande : est-ce que l’amour suffit pour réparer les blessures du passé ? Est-ce que nos filles finiront par se sentir chez elles ici ? Et vous… que feriez-vous à ma place ?