L’argent de la discorde : Mon mari paie tout, mais je n’ai jamais un centime

— Tu as encore pris du lait bio ? Tu sais bien que c’est hors de prix, Nora !

La voix de François résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre la bouteille contre moi, le regard fixé sur le carrelage froid. Notre fille, Camille, joue dans le salon, inconsciente de la tension qui s’installe chaque soir à la même heure. Je n’ai pas choisi cette vie. Ou plutôt, je croyais l’avoir choisie.

Quand j’ai rencontré François à la fac de droit à Lyon, il était brillant, drôle, sûr de lui. Il m’a séduite par sa générosité et son ambition. Nous avons emménagé ensemble dans ce grand appartement du 7ème arrondissement de Lyon, hérité de ses grands-parents. J’ai arrêté de travailler après la naissance de Camille. C’était logique : son salaire d’ingénieur chez Renault suffisait largement. Il m’a dit : « Profite de ta fille, je m’occupe du reste. »

Mais aujourd’hui, trois ans plus tard, je réalise que je ne profite de rien. Je n’ai pas de carte bancaire à mon nom. Pour acheter une baguette ou un paquet de couches, je dois demander à François. Parfois il me laisse un billet sur la table, parfois il oublie. Je me sens comme une enfant qui attend son argent de poche.

— Tu pourrais au moins me faire confiance pour les courses !

Ma voix tremble. François soupire, s’approche et pose sa main sur mon épaule.

— Ce n’est pas une question de confiance, Nora. C’est juste que tu ne te rends pas compte des dépenses. Je gère tout pour qu’on ne manque jamais de rien.

Mais moi, je manque de tout : d’air, d’espace, d’autonomie. J’étouffe dans ce confort apparent. Les copines du parc parlent de leurs projets, de leurs comptes communs, de leurs week-ends entre filles. Moi, je souris poliment et je mens : « Oui, tout va bien à la maison. »

Un soir, alors que Camille dort enfin, j’ose aborder le sujet.

— François… Tu ne trouves pas ça étrange que je n’aie jamais accès à notre argent ?

Il fronce les sourcils.

— Tu veux quoi ? Une carte bleue ? Pour acheter quoi ? Tu as tout ce qu’il te faut ici.

Je sens la colère monter.

— Ce n’est pas ça ! J’ai besoin d’exister autrement qu’à travers toi ! J’ai envie d’acheter un livre sans demander la permission, d’offrir un cadeau à ma mère…

Il hausse les épaules.

— Tu dramatises. Beaucoup de femmes aimeraient être à ta place.

Je me lève brusquement. Mes mains tremblent. Je repense à ma mère qui travaillait comme infirmière et qui disait toujours : « Ne dépends jamais d’un homme, Nora. » Mais j’ai cru à l’amour moderne, au partage des tâches…

Les jours passent et la situation empire. Je commence à cacher quelques pièces dans une boîte à bijoux. Je culpabilise mais j’ai peur : peur qu’il m’arrive quelque chose et que je ne puisse rien faire seule. Un matin, alors que François part au travail, je fouille dans ses papiers pour comprendre nos finances. Je découvre des relevés bancaires que je n’ai jamais vus, des placements dont il ne m’a jamais parlé.

Le soir même, j’affronte François.

— Pourquoi tu ne me parles jamais de nos comptes ? Pourquoi tu caches tout ?

Il se ferme comme une huître.

— Ce sont des choses compliquées. Tu n’y connais rien.

Je me sens humiliée. J’ai fait des études supérieures ! Mais il me réduit à une petite chose fragile incapable de gérer un budget.

Un jour, ma sœur Lucie débarque sans prévenir. Elle voit mes yeux rougis et comprend vite.

— Nora… Tu dois réagir. Ce n’est pas normal ce que tu vis.

Elle me propose de venir passer quelques jours chez elle à Annecy avec Camille. J’hésite mais j’accepte finalement. Quand j’annonce à François que je pars quelques jours avec notre fille, il explose.

— Tu veux me punir ? Tu veux me faire passer pour un salaud auprès de ta famille ?

Je prends Camille dans mes bras et je pars sans me retourner. Chez Lucie, je respire enfin. Elle m’aide à refaire mon CV, à chercher un petit boulot à mi-temps dans une librairie du centre-ville. Je découvre le plaisir simple d’avoir mon propre argent — même si ce n’est pas grand-chose.

François m’appelle tous les jours au début puis finit par se lasser. Il m’envoie des messages froids : « Tu fais ce que tu veux maintenant ? »

Je doute parfois : ai-je eu raison de tout bouleverser ? Mais chaque matin quand Camille me sourit et que je lui achète un pain au chocolat sans demander la permission à personne, je sens renaître quelque chose en moi.

Après deux mois loin de Lyon, François vient nous voir à Annecy. Il est changé : fatigué, amaigri.

— Nora… Je ne savais pas que tu souffrais autant. Je croyais bien faire…

Nous parlons longtemps. Il accepte enfin d’ouvrir un compte joint et me propose même de reprendre mon travail si je le souhaite.

Rien n’est gagné mais j’ai compris une chose essentielle : l’amour ne suffit pas si on n’a pas sa liberté.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans lui donner les moyens d’exister par lui-même ? Et vous… avez-vous déjà ressenti cette impression d’être invisible dans votre propre vie ?