La route qui ne menait nulle part : L’histoire de Marie et ses enfants au bout du monde
« Tu crois qu’on va manger quoi ce soir, maman ? »
La voix de Lucie résonne dans la cuisine glaciale, brisant le silence pesant qui s’est installé depuis le départ de Pierre. Je serre les dents, les mains plongées dans l’eau froide, à frotter une casserole cabossée. Je n’ose pas lever les yeux vers elle. Je n’ai pas la réponse. Depuis que Pierre a claqué la porte il y a trois semaines, chaque jour est une épreuve. Il n’a laissé qu’un mot griffonné sur un bout de papier : « Je ne peux plus. »
Je me souviens encore du bruit de ses pas sur le gravier, du claquement sec de la porte d’entrée, du silence assourdissant qui a suivi. Les enfants n’ont rien dit. Paul, du haut de ses huit ans, s’est réfugié dans sa chambre, serrant son vieux doudou contre lui. Lucie, elle, m’a regardée avec ses grands yeux pleins de questions. Depuis ce jour, je me bats contre la honte et l’humiliation. Dans notre petit village du Limousin, tout le monde sait tout sur tout le monde. Les commérages vont bon train : « Tu as vu Marie ? Son mari l’a laissée… »
La maison est vieille, humide. Les murs suintent l’hiver et la misère. Le toit fuit depuis des années, mais Pierre disait toujours qu’il finirait par s’en occuper. Maintenant, c’est moi qui dois tout porter. Je me débats avec les factures impayées, les courses à faire avec presque rien, les enfants à rassurer alors que moi-même je vacille.
Un soir, alors que je tente de réparer une fuite sous l’évier avec un vieux torchon, ma mère débarque sans prévenir. Elle pose son sac sur la table et me lance d’un ton sec :
— Tu comptes faire quoi maintenant ? Tu ne peux pas rester ici éternellement à te lamenter.
Je sens mes joues brûler. Elle n’a jamais eu beaucoup de tendresse pour moi. Petite déjà, elle me répétait que la vie était dure et qu’il fallait se débrouiller seule. Mais là, j’aurais juste voulu qu’elle me serre dans ses bras.
— Je fais ce que je peux, maman…
Elle soupire bruyamment et regarde autour d’elle avec dégoût.
— Tu devrais aller voir l’assistante sociale. Ou demander à ton frère de t’aider.
Mon frère ? Cela fait des années qu’il ne m’a pas adressé la parole depuis cette histoire d’héritage après la mort de papa. Je sais déjà qu’il ne lèvera pas le petit doigt.
Après son départ, je m’effondre sur la chaise branlante de la cuisine. Paul vient s’asseoir à côté de moi et glisse sa petite main dans la mienne.
— Ça va aller, maman ?
Je voudrais lui dire oui, mais je n’en suis pas sûre.
Les jours passent, rythmés par les allers-retours à l’école du village où les autres parents me regardent avec une pitié mêlée de mépris. À la boulangerie, Madame Lefèvre me tend le pain sans un sourire. J’entends derrière moi :
— Pauvre Marie… Elle n’y arrivera jamais toute seule.
Un matin, alors que je raccompagne Lucie à l’école sous une pluie battante, elle s’arrête soudain et me regarde droit dans les yeux.
— Pourquoi papa est parti ? Est-ce que c’est de ma faute ?
Mon cœur se brise en mille morceaux. Je m’accroupis devant elle et la serre fort contre moi.
— Non ma chérie… Ce n’est la faute de personne.
Mais au fond de moi, je me demande si j’aurais pu faire quelque chose pour empêcher ça. Si j’avais été une meilleure épouse… Une meilleure mère…
Un soir d’hiver, alors que le vent s’engouffre sous la porte mal calfeutrée, je décide d’aller frapper chez Madame Dubois, l’assistante sociale du canton. Elle m’accueille avec un sourire fatigué mais sincère.
— Vous savez, vous n’êtes pas seule Marie. Beaucoup de femmes vivent ce que vous traversez.
Elle m’aide à remplir des dossiers pour obtenir une aide alimentaire et un petit secours pour payer l’électricité. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà ça.
Pourtant, malgré ces petits gestes de solidarité, je sens que je m’enfonce chaque jour un peu plus dans la solitude. Les enfants commencent à changer : Paul devient silencieux, Lucie fait des cauchemars toutes les nuits.
Un soir où je n’arrive pas à dormir, j’entends des voix dans le salon. Je descends discrètement et surprends Paul en train de rassurer sa sœur :
— T’inquiète pas Lucie… Maman va nous sortir de là.
Je retiens mes larmes. Ce sont eux qui me donnent la force de continuer.
Mais les épreuves s’enchaînent : une lettre recommandée m’annonce que la maison risque d’être saisie si je ne paie pas trois mois de retard de loyer. Je cours partout pour trouver un petit boulot : ménage chez Madame Lefèvre (qui finit par me payer au noir), aide à la cantine scolaire… Mais cela ne suffit pas.
Un matin, je découvre que Paul a volé des biscuits à l’épicerie du village. Le gérant me convoque :
— Madame, je comprends votre situation… Mais il ne faut pas laisser vos enfants faire n’importe quoi.
La honte me submerge. Je rentre chez nous et gronde Paul comme jamais auparavant. Il éclate en sanglots :
— J’avais faim !
Je m’effondre avec lui sur le sol froid de la cuisine. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Quelques jours plus tard, alors que je suis au bord du gouffre, Madame Dubois revient me voir avec une proposition : un logement social vient de se libérer dans une petite ville voisine. Ce n’est pas le paradis mais c’est un toit sain et chaud pour mes enfants.
Le jour du déménagement, alors que nous quittons la vieille maison pour toujours, je regarde une dernière fois le chemin boueux qui mène à notre ancienne vie. Lucie me serre fort la main.
— On va être heureux maintenant ?
Je voudrais lui promettre que oui… Mais au fond de moi je sais que rien n’est jamais simple.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien de femmes comme moi vivent dans l’ombre ? Combien d’enfants grandissent dans la peur et le manque ? Est-ce qu’on peut vraiment recommencer à zéro quand tout s’est effondré ?