Entre Deux Toits : Mon Frère, Ma Mère et la Guerre du Logement

« Tu ne peux pas me mettre dehors, maman ! » La voix de Paul résonne encore dans le couloir, rauque, brisée. Je suis là, adossée à la porte de ma chambre, les poings serrés, le cœur battant à tout rompre. C’est ce soir-là, entre deux valises et trois insultes, que j’ai compris que notre famille venait d’exploser.

Tout a commencé quelques mois plus tôt, dans notre appartement HLM de Créteil. Papa et maman ne se parlaient plus qu’en chuchotant, comme s’ils avaient peur que la vérité s’échappe. Paul, mon grand frère, essayait de faire le clown pour détendre l’atmosphère, mais ses blagues tombaient à plat. Moi, Camille, je me réfugiais dans mes livres, espérant que la fiction me sauverait de la réalité.

Le divorce est tombé comme une sentence. Maman a obtenu la garde, papa est parti vivre chez sa sœur à Melun. Paul, qui venait d’avoir dix-huit ans, s’est retrouvé dans une zone grise : trop vieux pour être un « enfant à charge », trop jeune pour s’en sortir seul. Maman, épuisée, a commencé à lui reprocher tout : ses études qui n’avançaient pas, ses sorties tardives, même la façon dont il respirait.

Un soir, alors que je faisais semblant de dormir, j’ai entendu la dispute éclater.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ? a crié Paul.
— Tu n’as qu’à aller chez ton père ! Ici, ce n’est plus chez toi !
— Papa n’a même pas de chambre pour moi !

Le lendemain, Paul a trouvé ses affaires entassées dans un sac poubelle devant la porte. Il a dormi sur le palier. J’ai supplié maman de le laisser rentrer, mais elle a fermé la porte à double tour. « Il doit apprendre à se débrouiller », a-t-elle dit, les yeux rouges de fatigue et de colère.

À l’école, je n’arrivais plus à me concentrer. J’avais peur de rentrer à la maison, peur de croiser le regard vide de ma mère ou d’entendre Paul pleurer derrière la porte. J’ai commencé à sécher les cours, à traîner dans les rues de Créteil avec Paul. Il essayait de faire bonne figure, mais je voyais bien qu’il avait peur. Il passait ses nuits chez des amis, parfois dans le hall de notre immeuble.

Un jour, il m’a dit :
— Tu sais, Camille, en France, t’as pas le droit de foutre ton gosse dehors avant ses 21 ans si t’es encore responsable de lui. Mais qui va venir vérifier ?

J’ai voulu en parler à l’assistante sociale du lycée, mais j’avais honte. Honte de notre famille éclatée, honte de ne pas savoir quoi faire. Les autres élèves parlaient de leurs vacances à Biarritz, moi je me demandais si mon frère allait manger ce soir.

La situation a empiré quand maman a rencontré un nouveau compagnon, François. Il ne supportait pas Paul. « Il n’a qu’à bosser, ton fils », répétait-il. Maman, prise entre deux feux, a fini par couper les ponts avec Paul. Moi, je me suis retrouvée à faire l’intermédiaire, à mentir à tout le monde pour éviter les drames.

Un soir d’hiver, Paul est venu me voir devant le lycée. Il avait le visage creusé, les mains sales.
— J’ai dormi dans le RER, Camille. J’en peux plus. J’ai appelé papa, il m’a dit qu’il n’avait pas de place. Maman ne répond plus. Je suis quoi, moi ? Un fantôme ?

J’ai pleuré. J’ai crié sur maman, sur papa, sur le monde entier. J’ai menacé d’appeler la police, les services sociaux. Maman m’a giflée. « Tu ne comprends rien, Camille ! Je fais ce que je peux ! »

J’ai fini par écrire à une association d’aide aux jeunes majeurs. Ils ont trouvé une solution temporaire pour Paul : un foyer à Ivry. Il n’aimait pas ça, il disait que c’était pire que la prison. Mais au moins, il avait un toit.

Les mois ont passé. Maman s’est enfermée dans le silence, François a fini par partir. Paul a trouvé un petit boulot dans une supérette, il a repris ses études par correspondance. Moi, je suis restée au milieu des ruines, à essayer de recoller les morceaux.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment une famille peut-elle se déchirer à ce point ? Pourquoi la justice ne protège-t-elle pas mieux les jeunes comme Paul ? Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire quelque chose après avoir tout perdu ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on pardonner à ceux qui nous ont abandonnés ?