Entre Deux Silences : Mon Enfance à la Lisière de l’Oubli
« Tu n’as pas besoin de lui, Lucie. » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine exiguë, saturée de l’odeur du café brûlé. Elle serre la tasse entre ses mains, les jointures blanches, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Je n’ai que dix ans, mais je comprends déjà que ce silence autour de mon père est un mur infranchissable.
Ma grand-mère, Simone, s’affaire derrière moi. Elle marmonne contre le gouvernement, contre la vie chère, contre les factures qui s’empilent sur la table. « On n’a jamais eu besoin d’homme ici », lance-t-elle en jetant un œil à ma mère. Mais je sens bien que ce n’est pas vrai. Il manque quelque chose, ou plutôt quelqu’un, dans notre petit appartement du quartier des Minguettes.
Les soirs d’hiver, le chauffage peine à réchauffer nos murs. Je m’enroule dans une vieille couverture, j’écoute les deux femmes parler à voix basse. Parfois, j’entends mon prénom mêlé à celui d’un homme que je ne connais pas. Un soir, alors que je fais semblant de dormir, j’entends ma mère dire : « Il sait qu’elle existe. Il a sa famille, ses enfants… » Sa voix se brise. Ma grand-mère pose une main sur son épaule. Je retiens mes larmes.
À l’école, je mens. Je dis que mon père travaille loin, qu’il est routier ou marin. Les autres enfants me regardent avec curiosité ou pitié. Un jour, lors d’une sortie scolaire au musée des Confluences, un garçon me demande : « Pourquoi ton père ne vient jamais te chercher ? » Je hausse les épaules et je souris. Mais à l’intérieur, c’est une tempête.
Les fins de mois sont difficiles. Ma mère fait des ménages dans les bureaux du centre-ville. Elle rentre tard, épuisée, les mains rouges et gercées par les produits chimiques. Ma grand-mère cuisine des soupes épaisses avec trois fois rien. Parfois, il n’y a pas assez pour tout le monde. Je prétends ne pas avoir faim pour qu’elles mangent plus.
Un soir de janvier, alors que la neige tombe sur Lyon, ma mère rentre plus tard que d’habitude. Elle claque la porte et s’effondre sur une chaise. « J’ai perdu un contrat », murmure-t-elle. Ma grand-mère serre les lèvres : « On va s’en sortir. On s’en est toujours sorties. » Mais je vois bien la peur dans leurs yeux.
Je grandis avec cette peur sourde : celle de manquer, celle d’être différente. À l’adolescence, la colère remplace la tristesse. Je fouille dans les tiroirs à la recherche d’une photo de mon père. Rien. Un jour, j’ose demander : « Pourquoi il ne veut pas me voir ? » Ma mère détourne les yeux : « Ce n’est pas si simple… »
À seize ans, je découvre par hasard son nom sur un vieux papier administratif : François Martin. Un nom banal, presque anonyme. Je le répète dans ma tête comme une formule magique. Je cherche sur Internet, je trouve une adresse à Villeurbanne. Mon cœur bat la chamade.
Je décide d’y aller un samedi matin. J’attends devant un immeuble grisâtre, les mains moites. Un homme sort avec deux enfants blonds qui rient aux éclats. Il me ressemble un peu. Je n’ose pas bouger. Il croise mon regard, hésite une seconde, puis détourne les yeux et presse le pas.
Je rentre chez moi en pleurant. Ma mère comprend tout de suite en voyant mon visage ravagé : « Tu es allée le voir ? » Je hoche la tête. Elle me serre fort contre elle : « Ce n’est pas ta faute, Lucie… »
Les années passent. J’obtiens mon bac avec mention malgré tout. Ma mère et ma grand-mère pleurent de fierté lors de la remise des diplômes. Mais au fond de moi, il y a toujours ce vide.
Un soir d’été, alors que nous dînons sur le balcon, ma grand-mère me confie : « Tu sais, ta mère s’est battue pour toi. Elle a tout sacrifié pour que tu ne manques de rien… sauf d’un père. » Sa voix tremble.
Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq ans et j’habite toujours à Lyon. Ma mère est malade ; ma grand-mère est partie il y a deux ans déjà. Parfois je repense à cet homme qui sait que j’existe mais qui m’a laissée grandir dans l’ombre.
Est-ce qu’on peut vraiment se construire sans connaître ses racines ? Est-ce que le silence finit par étouffer ce qu’on aurait pu devenir ?