Entre Deux Mondes : Le Choix de Paul

« Tu ne le connais même pas, Paul ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Elle se tient devant moi, les bras croisés, les yeux rougis par la colère et la peur. « Pourquoi tu veux vivre avec lui ? Il n’a jamais été là ! »

Je baisse les yeux. Je sens la brûlure des larmes qui menacent de couler. Je voudrais lui dire que ce n’est pas contre elle, que j’ai juste besoin de comprendre qui je suis. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Depuis seize ans, ma vie se résume à elle et moi. Mon père, Marc, n’a jamais vécu avec nous. Il venait parfois le dimanche, m’emmenait au parc ou au cinéma, mais il restait un étranger. Pourtant, depuis quelques mois, quelque chose a changé en moi. J’ai envie de savoir d’où je viens, de connaître l’autre moitié de mon histoire.

Ma mère n’a jamais parlé de lui sans amertume. « Il n’a jamais voulu s’engager », répétait-elle à chaque dispute. « Je t’ai élevé seule, Paul. » C’est vrai. Elle a tout sacrifié pour moi : ses études de droit, ses sorties entre amies, même ses rêves de voyage. Nous vivons dans un petit appartement à Lyon, où chaque centime compte. Elle travaille comme secrétaire médicale et rentre tard le soir. Parfois, je l’entends pleurer dans la salle de bain.

Ce soir-là, j’ai pris ma décision. J’ai appelé Marc. Il a hésité avant d’accepter. « Tu es sûr de toi ? » m’a-t-il demandé d’une voix grave. Je crois qu’il avait peur aussi. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de me décevoir. Mais il a dit oui.

Le lendemain matin, je me suis réveillé tôt. Ma mère n’a pas dormi de la nuit. Elle a préparé mon petit-déjeuner en silence. Quand je suis parti, elle m’a serré fort contre elle. « Tu restes mon fils », a-t-elle murmuré.

Chez Marc, tout est différent. Il vit dans une maison à la périphérie de Lyon avec sa compagne, Isabelle, et leur fille, Camille, qui a huit ans. Je me sens comme un intrus dans leur vie bien rangée. Isabelle est gentille mais distante ; Camille me regarde avec curiosité et méfiance.

Les premiers jours sont difficiles. Marc ne sait pas comment me parler. Il essaie d’être présent : il m’emmène voir l’OL jouer au stade, il m’aide à réviser mes maths. Mais il y a toujours ce malaise entre nous, cette gêne silencieuse qui pèse sur chaque conversation.

Un soir, alors que je dîne avec eux, Isabelle pose la question qui fâche :
— Tu comptes rester longtemps chez nous ?
Je sens le rouge me monter aux joues. Marc intervient :
— Il reste le temps qu’il veut.
Mais je vois bien qu’Isabelle n’est pas d’accord.

À l’école, mes amis ne comprennent pas mon choix. « Pourquoi t’es parti ? Ta mère était cool ! » Je n’arrive pas à expliquer ce vide en moi, ce besoin viscéral de connaître mon père autrement que par des visites programmées.

Un samedi après-midi, alors que Marc bricole dans le garage, je le rejoins.
— Papa… Pourquoi t’es jamais resté avec maman ?
Il s’arrête net et me regarde longuement.
— On était jeunes… On s’est rencontrés à la fac. Ta mère voulait des choses que je n’étais pas prêt à donner… Et puis tu es arrivé…
Il soupire.
— Je regrette parfois… Mais je t’ai toujours aimé à ma façon.
Je sens une boule dans ma gorge.
— C’est quoi ta façon ?
Il détourne les yeux.
— J’ai eu peur d’être père… J’ai fui.

Je comprends alors que ce n’est pas seulement moi qui cherche sa place ; lui aussi est perdu.

Les semaines passent et la tension monte avec Isabelle. Un soir, elle explose :
— Ce n’est pas à moi d’élever le fils d’une autre !
Marc crie à son tour :
— Paul est mon fils !
Camille se met à pleurer. Je monte dans ma chambre et claque la porte.

Je me sens coupable d’être là, d’avoir bouleversé leur équilibre fragile. J’appelle ma mère en cachette.
— Ça va ?
Sa voix tremble.
— Tu me manques…
Je retiens mes larmes.
— Toi aussi…

Un soir d’hiver, après une dispute particulièrement violente entre Marc et Isabelle à cause de moi, je décide de partir. Je fais ma valise en silence et laisse un mot sur la table : « Merci d’avoir essayé. »

Je prends le tram jusqu’à l’appartement de ma mère. Quand elle ouvre la porte et me voit sur le palier, elle éclate en sanglots et me serre contre elle comme si elle ne voulait plus jamais me lâcher.

Cette nuit-là, allongé dans mon lit d’enfant redevenu trop petit pour moi, je repense à tout ce qui s’est passé. J’ai voulu comprendre qui j’étais en allant vers mon père ; j’ai découvert que lui aussi avait ses failles et ses regrets. Ma mère m’a aimé sans condition mais n’a jamais pu accepter que j’aie besoin de l’autre moitié de mon histoire.

Aujourd’hui encore, je me demande : peut-on vraiment choisir entre deux parents ? Peut-on aimer sans blesser ceux qui nous aiment ? Et vous… avez-vous déjà eu à faire un choix impossible entre deux mondes ?