Dix Ans de Briques et de Larmes : Quand Notre Fils a Voulu Racheter Notre Maison de Rêve

— Maman, Papa… Il faut qu’on parle.

La voix d’Antoine résonne dans la cuisine encore inachevée, là où l’odeur du plâtre frais se mêle au café du matin. Je serre la tasse entre mes mains, sentant la chaleur me brûler les paumes, comme pour me rappeler que tout ceci est bien réel. Gérard, assis en face de moi, relève à peine la tête de ses plans de menuiserie. Dix ans. Dix ans à poser chaque pierre, chaque latte, à rêver ensemble de ce havre loin du bruit de Clermont-Ferrand. Dix ans à sacrifier nos vacances, nos week-ends, nos économies. Et voilà qu’Antoine, notre fils unique, débarque après deux ans d’absence à Paris, l’air grave et les yeux brillants d’une détermination nouvelle.

— Je sais que c’est votre projet… commence-t-il, hésitant. Mais j’ai une proposition à vous faire. J’aimerais racheter la maison.

Un silence tombe, lourd comme une chape de béton. Je sens mon cœur se serrer. Racheter ? Notre maison ? Celle que nous avons bâtie pour y vieillir ensemble ?

— Tu plaisantes ? souffle Gérard, la voix rauque.

Antoine secoue la tête. — Je suis sérieux. Avec Camille, on veut quitter Paris. On veut une vraie vie, ici. On a des économies… Je sais que vous avez encore le prêt du terrain sur le dos. On pourrait vous soulager.

Je regarde mon fils. Son visage d’adulte me semble soudain étranger. Où est passé le petit garçon qui courait dans les champs derrière la maison ?

— Tu veux qu’on parte ?

Il baisse les yeux. — Non… Enfin… Vous pourriez voyager, profiter… Vous l’avez déjà construite, cette maison. Pourquoi ne pas passer à autre chose ?

Je sens la colère monter. Dix ans à rêver chaque détail : la véranda baignée de lumière pour mes orchidées, la bibliothèque pour les vieux livres de Gérard, le poêle à bois que nous avons installé ensemble un soir d’hiver glacial… Tout cela pour qu’Antoine vienne nous proposer de tout vendre ?

Gérard se lève brusquement. — C’est hors de question ! Cette maison, c’est notre vie !

Antoine se crispe. — Papa, écoute-moi ! À Paris, on étouffe ! Camille est enceinte…

Le mot tombe comme un couperet. Enceinte.

Je sens mes jambes fléchir. Un petit-fils… Ici ? Dans cette maison ?

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

— On voulait attendre… Mais là, on n’en peut plus de la ville. On veut offrir autre chose à notre enfant.

Gérard tourne en rond dans la pièce. — Et tu crois que tout s’achète ? Que tu peux débarquer et prendre notre rêve parce que tu as de l’argent ?

Antoine s’effondre sur une chaise. — Ce n’est pas ça… J’ai besoin de vous. On a besoin de vous.

Je sens les larmes monter. Je pense à toutes ces nuits passées à poncer les murs, à nos disputes sur la couleur des volets, à nos rires quand la pluie s’infiltrait par le toit mal isolé… Cette maison est faite de nos souvenirs, de nos sacrifices.

Mais je pense aussi à Antoine enfant, à ses genoux écorchés, à ses cauchemars apaisés dans mes bras. À ce petit-fils qui va naître.

La semaine qui suit est un enfer silencieux. Gérard ne parle plus qu’à demi-mot. Il passe ses journées dans le jardin, à bêcher la terre comme pour y enfouir sa colère. Moi, je tourne en rond dans la maison vide de rires.

Un soir, alors que je range la chambre d’amis — celle qui aurait pu être celle du bébé — Antoine frappe doucement à la porte.

— Maman… Je suis désolé si je vous fais du mal.

Je m’assois sur le lit défait.

— Tu ne comprends pas… Cette maison, c’est tout ce qu’on a construit ensemble avec ton père. C’est notre histoire.

Il s’assied près de moi.

— Et moi ? Je ne fais plus partie de votre histoire ?

Je le regarde longtemps. Il a les mêmes yeux que son père quand il doute.

— Tu es ma plus belle histoire… Mais parfois, on ne peut pas tout donner sans se perdre soi-même.

Il me prend la main.

— Je veux juste qu’on soit ensemble.

Les jours passent et la tension s’installe comme une brume épaisse sur la vallée. Les voisins commencent à parler : « Vous avez entendu ? Les Dubois vont vendre leur maison au fiston ! » La rumeur enfle au marché du samedi matin. Certains nous jugent : « Après tout ce travail… » D’autres comprennent : « La famille avant tout ! »

Gérard finit par craquer un soir d’orage.

— J’en ai marre ! On n’a jamais rien eu facilement ! Même notre fils veut nous prendre ce qu’on a mis dix ans à construire !

Je le serre contre moi. — Peut-être qu’il ne veut pas nous prendre notre rêve… Peut-être qu’il veut juste en faire partie.

Nous décidons d’organiser un dîner avec Antoine et Camille. La pluie tambourine sur les vitres tandis que Camille caresse son ventre arrondi.

— On ne veut pas vous chasser d’ici, dit-elle doucement. On veut partager cette maison avec vous… Si vous le voulez bien.

Un silence gênant s’installe. Puis Gérard soupire.

— On pourrait aménager le grenier… Faire deux appartements séparés…

Antoine sourit timidement.

— Ce serait parfait.

Ce soir-là, autour d’un gratin dauphinois brûlant et d’un verre de Saint-Pourçain, je regarde ma famille réunie et je comprends que les rêves évoluent avec ceux qu’on aime.

Mais au fond de moi subsiste une question : ai-je vraiment fait le bon choix en partageant ce rêve ou ai-je sacrifié une part de moi-même ? Est-ce cela, être parent : savoir céder pour mieux aimer ? Qu’en pensez-vous ?