Dernier été à la maison de mon père : Chronique d’un adieu

« Tu ne comprends donc rien, Élodie ? Cette maison, c’est tout ce qu’il nous reste de papa ! »

La voix de Claire résonne encore dans la cuisine, entre les murs tapissés de souvenirs. Je serre la vieille clé dans ma main moite, le cœur battant. Le soleil de juin éclaire les carreaux usés, mais je ne vois que l’ombre de mon père, assis à sa place habituelle, un sourire fatigué aux lèvres. Il est parti il y a trois mois, emporté par un cancer fulgurant. Depuis, tout vacille.

« Je comprends très bien, Claire. Mais tu sais aussi bien que moi que je ne peux pas tout gérer seule… »

Ma voix tremble. Je sens le bébé bouger dans mon ventre, comme pour me rappeler que la vie continue, même quand tout s’effondre. Claire détourne les yeux, furieuse. Elle n’a jamais su dire ce qu’elle ressentait vraiment. Moi non plus, sans doute.

La maison de notre enfance, à la sortie du village de Saint-Rémy, est devenue un champ de bataille. Les souvenirs s’y bousculent : les dimanches pluvieux à jouer aux cartes avec papa, les confitures de maman avant qu’elle ne parte trop tôt, les rires et les cris dans le jardin envahi de roses sauvages. Mais aujourd’hui, il ne reste que des cartons entassés et des silences lourds.

« Tu veux vraiment vendre ? » demande Claire, la voix brisée.

Je ferme les yeux. Je revois papa me confier ses outils dans l’atelier, sa main calleuse sur mon épaule : « Un jour, cette maison sera à vous deux. Prenez-en soin. »

Mais comment prendre soin d’un passé qui pèse si lourd ?

Les semaines passent. Les visites s’enchaînent : un couple de Parisiens rêve d’une résidence secondaire ; une famille du coin cherche plus grand. À chaque fois, je ressens une trahison sourde. Claire refuse de venir. Elle m’en veut d’avoir pris la décision sans elle, mais elle n’a jamais voulu s’occuper des papiers, ni affronter la réalité.

Un soir d’orage, je m’effondre sur le vieux canapé du salon. Le vent fait claquer les volets. Je parle à voix haute, comme si papa pouvait m’entendre :

« Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? »

Le silence me répond. Puis un souvenir remonte : papa et moi, assis sur le banc devant la maison, regardant le soleil se coucher sur les vignes. « La vie avance, ma fille. Il faut savoir lâcher prise pour accueillir le nouveau. »

Mais comment lâcher prise quand tout me ramène à lui ?

Ma grossesse avance. Mon compagnon Julien me soutient, mais il sent bien que je m’éloigne. Un soir, il me prend la main :

« Tu n’es pas seule dans cette histoire, Élodie. On va construire notre propre famille. »

Je voudrais le croire. Mais chaque pièce vidée me donne l’impression d’arracher une part de moi-même.

Le jour de la signature arrive. Claire est là, distante. Nous signons devant le notaire à Dijon, sans un mot. Sur le parking, elle éclate :

« Tu as tout décidé sans moi ! Tu crois que ça ne me fait rien ? »

Je fonds en larmes. « Je n’ai jamais voulu te blesser… Je voulais juste avancer… »

Elle s’approche enfin et me serre maladroitement dans ses bras. « On a perdu papa… On ne va pas se perdre nous aussi… »

Nous restons là longtemps, deux sœurs perdues au milieu du bruit des voitures.

Quelques semaines plus tard, je reviens une dernière fois à la maison vide. J’ouvre les fenêtres pour laisser entrer l’air chaud de l’été. Je marche lentement dans chaque pièce, caressant les murs comme on caresse une vieille cicatrice.

Dans le jardin, les roses sont en fleurs. Je m’assois sur le banc et pose la main sur mon ventre arrondi.

« Papa… Je pars… Mais je n’oublierai rien. »

Un papillon se pose sur ma main. Je souris à travers mes larmes.

Aujourd’hui, je vis à Lyon avec Julien et notre petite fille qui vient de naître. Parfois, la nuit, je rêve encore de la maison en Bourgogne. Mais je sais que j’ai fait ce qu’il fallait.

Est-ce qu’on peut vraiment tourner la page sans trahir ceux qu’on aime ? Ou faut-il accepter que dire adieu fait aussi partie de la vie ?