Château de sable, cœur en vrac : L’été où j’ai appris à perdre
— Tu ne comprends rien, Camille ! Tu n’as jamais eu à partager ton père, toi !
La voix de Léa résonne encore dans ma tête, tranchante comme un galet sous la plante des pieds. Je serre les poings, le sable humide s’incruste sous mes ongles. Autour de nous, la plage de La Baule bruisse des cris des enfants et du ressac. Mais pour moi, tout s’est arrêté à cette phrase. Je voudrais lui répondre, lui dire que moi aussi j’ai perdu quelque chose cet été — mon père, ou du moins l’image que j’en avais. Mais je reste muette, avalant mes mots comme on avale de l’eau salée : ça brûle, ça pique, et ça ne sert à rien.
Papa s’est remarié en mai. J’ai treize ans, Léa en a douze. Sa mère, Hélène, est douce mais distante, comme si elle avait peur de me casser. Depuis deux mois, nous vivons tous les quatre dans un appartement trop petit à Nantes. Les murs sont fins ; la nuit, j’entends Léa pleurer parfois. Mais le jour, elle est dure comme la pierre. Elle me regarde avec ses yeux gris et dit tout haut ce que je n’ose même pas penser.
Ce matin-là, Papa a proposé une journée à la mer. « Pour souder la famille », a-t-il dit en souriant trop fort. Dans la voiture, Hélène a mis France Inter et Léa a mis ses écouteurs. Moi, j’ai regardé défiler les arbres en silence.
Sur la plage, Papa a sorti le vieux parasol rayé bleu et blanc. Hélène a étalé une nappe et sorti des sandwiches au fromage de chèvre — Léa a fait la grimace. Moi aussi, mais je n’ai rien dit. J’ai proposé à Léa de construire un château de sable. Elle a haussé les épaules :
— Si tu veux perdre ton temps…
Mais elle m’a suivie quand même.
On s’est installées près de l’eau. J’ai commencé à creuser les douves avec mes mains ; Léa a ramassé des coquillages pour décorer les tours. Au début, on ne se parlait pas. Puis elle a dit :
— Tu crois qu’ils sont heureux, nos parents ?
Je l’ai regardée, surprise par sa voix soudain fragile.
— Je sais pas… Peut-être qu’ils essaient.
Elle a ri sans joie.
— Ils font semblant. Comme nous.
J’ai voulu protester, mais elle avait raison. Depuis deux mois, tout n’est que faux sourires et politesse forcée. Papa me demande chaque soir si « tout va bien », mais il ne voit pas que je dors mal, que je ne mange plus vraiment.
Le château prenait forme ; Léa avait un vrai talent pour les détails. Mais soudain, une vague plus forte que les autres est venue lécher le sable et a emporté un pan entier de muraille.
— Voilà, c’est comme ça chez nous : tout s’écroule dès qu’on croit que ça tient.
Sa voix tremblait. J’ai senti une colère monter en moi.
— Tu pourrais au moins essayer d’être sympa ! C’est pas facile pour moi non plus !
Elle m’a lancé un regard noir.
— Toi, tu as encore ta mère. Moi, j’ai rien !
Je n’ai pas su quoi répondre. Ma mère vit à Lyon ; je ne la vois qu’un week-end sur deux. Mais pour Léa, c’est différent : son père est parti il y a trois ans sans jamais donner de nouvelles.
On est restées là, côte à côte dans le silence lourd du ressac. J’aurais voulu lui prendre la main mais je n’ai pas osé.
Plus tard dans l’après-midi, Papa est venu nous chercher pour manger une glace. Il a posé une main sur mon épaule et une sur celle de Léa — un geste maladroit qui voulait tout dire et rien à la fois.
— Vous avez bien travaillé ! Il est beau votre château…
Léa a haussé les épaules et s’est éloignée sans un mot.
Papa m’a regardée avec tristesse.
— Tu sais… Ce n’est facile pour personne. Mais il faut du temps.
J’ai hoché la tête sans conviction.
Le soir, dans la voiture du retour, Léa s’est endormie contre la vitre. J’ai regardé son visage détendu et j’ai eu envie de pleurer. Peut-être qu’on se ressemble plus qu’on ne veut l’admettre : deux filles perdues dans une famille qui n’existe pas encore vraiment.
À la maison, Hélène m’a appelée dans la cuisine.
— Camille… Je sais que ce n’est pas simple pour toi ici. Mais tu as le droit d’être triste aussi.
J’ai baissé les yeux ; elle m’a serrée contre elle brièvement avant de retourner à ses casseroles.
Cette nuit-là, j’ai rêvé d’un château de sable immense qui résistait à toutes les vagues. Au réveil, je savais que c’était impossible — mais j’avais envie d’essayer encore.
Aujourd’hui encore, je repense à cet été-là chaque fois que je vais à la mer. J’y ai appris que certaines vérités font mal mais qu’elles peuvent aussi ouvrir des portes si on ose les regarder en face.
Est-ce qu’on peut vraiment trouver sa place dans une famille recomposée ? Ou bien sommes-nous condamnés à reconstruire sans cesse des châteaux qui s’effondrent ? Qu’en pensez-vous ?