Adieu sur les rives de la Loire : Les derniers mots de mon frère
« Tu me promets que tu rentres avant le dîner ? » Ma voix tremblait, plus inquiète que je ne voulais l’admettre. Antoine, mon petit frère, me lança ce sourire insolent qui lui allait si bien. « T’inquiète, Jeanne, je te rappelle dès que j’arrive. » Il a couru vers la Loire, ses baskets soulevant la poussière du chemin, et je suis restée là, sur la berge, à regarder son ombre s’effacer dans la lumière dorée d’un été trop chaud.
C’était il y a deux ans, mais chaque détail de cette journée me hante encore. Le soleil tapait fort sur les toits en ardoise de notre village, Saint-Florent-le-Vieil. Les cigales stridulaient, les enfants riaient au loin. Mais moi, j’avais ce pressentiment étrange, comme un courant froid dans le dos. Antoine avait seize ans, l’âge où l’on croit que rien ne peut nous arriver. Il était tout pour moi : mon complice, mon confident, celui qui me faisait rire même quand la vie semblait trop lourde.
Ce soir-là, il n’est jamais rentré. J’ai attendu son appel, le téléphone serré dans ma main moite. Maman tournait en rond dans la cuisine, jetant des regards inquiets par la fenêtre. Papa, d’habitude si calme, s’est mis à arpenter la maison en silence. Quand la nuit est tombée et qu’Antoine n’était toujours pas là, j’ai senti la panique m’envahir.
« Jeanne, tu sais où il est allé ? » La voix de maman était brisée. J’ai hoché la tête : « Il voulait juste se baigner avec Lucas et Paul… »
Les gendarmes sont arrivés peu après minuit. Leurs lampes torches découpaient des ombres inquiétantes sur les murs du salon. Ils ont parlé doucement, mais leurs mots étaient des coups de poignard : disparition inquiétante, recherches en cours, pas de trace pour l’instant.
Le lendemain matin, tout le village était dehors. Les voisins se sont joints aux recherches ; certains fouillaient les berges de la Loire, d’autres questionnaient les amis d’Antoine. J’ai marché des heures le long du fleuve, appelant son nom jusqu’à ce que ma voix se brise. Je me souviens du silence pesant qui régnait sur l’eau, comme si la Loire elle-même retenait son souffle.
C’est Paul qui a fini par tout avouer. Ils avaient voulu traverser à la nage jusqu’à l’île au milieu du fleuve. Antoine était le meilleur nageur du groupe, mais ce jour-là, le courant était traître. Paul a dit qu’il l’avait vu disparaître sous l’eau, emporté par une vague soudaine. Il n’a pas eu le courage de nous le dire tout de suite.
Quand ils ont retrouvé le corps d’Antoine trois jours plus tard, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Maman s’est effondrée dans les bras de papa. Moi, je suis restée debout, incapable de pleurer. Je revoyais sans cesse son sourire sur la berge et j’entendais sa promesse : « Je te rappelle dès que j’arrive. »
Le village entier est venu à l’enterrement. Les anciens racontaient des histoires sur Antoine enfant ; les jeunes pleuraient en silence. Après la cérémonie, notre maison est restée pleine de monde pendant des jours. Mais une fois les portes refermées, le vide est devenu insupportable.
Papa s’est enfermé dans le silence ; il passait ses journées à bricoler dans le garage ou à marcher seul dans les champs. Maman ne quittait plus sa chambre ; elle fixait des photos d’Antoine pendant des heures. Quant à moi… Je me suis sentie coupable. Si seulement je l’avais retenu ce jour-là. Si seulement j’avais insisté pour qu’il ne parte pas.
Les mois ont passé et rien n’a vraiment guéri. À l’école, certains m’évitaient par gêne ; d’autres me regardaient avec pitié. J’ai perdu goût à tout : la musique que je jouais avec Antoine, les balades au bord de la Loire… Même Lucas et Paul ont fini par s’éloigner ; trop de souvenirs douloureux entre nous.
Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre les vitres et que maman pleurait dans sa chambre, j’ai craqué. J’ai hurlé ma colère contre l’injustice du monde, contre Antoine qui était parti sans dire adieu, contre moi-même qui n’avais rien pu faire.
C’est ce soir-là que papa est venu me trouver. Il s’est assis à côté de moi sur le vieux canapé du salon et m’a pris la main :
— Tu sais Jeanne… On ne pourra jamais oublier Antoine. Mais il faut qu’on apprenne à vivre sans lui.
J’ai pleuré toutes les larmes que j’avais retenues depuis des mois. Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti que nous étions encore une famille.
Aujourd’hui encore, chaque été quand je longe la Loire et que le soleil fait danser ses reflets sur l’eau, je pense à Antoine. Je me demande ce qu’il serait devenu : aurait-il réalisé son rêve de devenir chef cuisinier ? Aurait-il trouvé l’amour ?
Parfois je ferme les yeux et j’entends sa voix : « T’inquiète pas Jeanne… » Mais comment ne pas s’inquiéter quand on a perdu une partie de soi ?
Et vous… Comment avez-vous surmonté la perte d’un être cher ? Est-ce qu’on apprend vraiment à vivre avec l’absence ou est-ce qu’on fait juste semblant ?