Le jour où mon amitié s’est consumée au barbecue

« Tu ne comprends donc rien, Élodie ?! » La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante, presque étrangère. Je suis plantée là, devant la grille du barbecue, la fumée s’élevant paresseusement vers le ciel bleu de ce samedi de juin. Autour de moi, les rires se sont tus. Les invités se regardent, gênés, certains tenant encore une assiette vide, d’autres les bras croisés, attendant que la tempête passe.

Tout avait pourtant commencé comme chaque année : une grande tablée dans le jardin de mes parents à Angers, des cousins venus de Nantes, des amis d’enfance, et Camille, ma meilleure amie depuis la maternelle. On avait tout préparé ensemble la veille : salades composées, chips, boissons fraîches… et bien sûr, les traditionnelles barquettes de saucisses, steaks hachés et brochettes. J’avais aussi pensé à elle : des galettes de légumes et du tofu mariné, parce qu’elle était devenue végane il y a six mois. Je voulais qu’elle se sente incluse, qu’elle voie que je respectais son choix.

Mais rien n’aurait pu me préparer à ce qui allait suivre. Alors que je retournais les merguez sur le grill, Camille s’est approchée d’un pas décidé. Elle a attrapé la barquette de viande crue posée sur la table et, sans un mot, l’a jetée dans la grande poubelle verte du jardin. Un silence glacial s’est abattu sur l’assemblée.

— Mais… Camille, qu’est-ce que tu fais ? ai-je balbutié, la pince à barbecue tremblante dans ma main.

— Je ne peux pas supporter ça, Élodie ! Tu sais ce que ça représente ? La souffrance animale, la planète… Tu fais comme si de rien n’était !

J’ai senti mes joues brûler. Les regards pesaient sur moi. Mon cousin Paul a tenté une blague pour détendre l’atmosphère :

— Eh ben, on va tous finir au régime salade aujourd’hui !

Mais personne n’a ri. Ma mère s’est approchée doucement de moi :

— Tu veux que je prépare autre chose ?

J’ai secoué la tête. J’étais en colère, blessée. Comment Camille pouvait-elle me faire ça ? Devant tout le monde ?

Le reste de l’après-midi s’est déroulé dans une ambiance étrange. Certains ont essayé de relancer la fête, mais le cœur n’y était plus. Camille s’est isolée sous le vieux cerisier au fond du jardin. J’ai hésité à aller lui parler. Finalement, c’est elle qui est revenue vers moi en fin de journée.

— Tu m’en veux ?

Sa voix était plus douce, presque suppliante. J’ai senti les larmes me monter aux yeux.

— Je t’avais préparé des trucs exprès… Tu aurais pu juste ne pas manger de viande. Mais là… tu as humilié tout le monde. Tu m’as humiliée.

Elle a baissé les yeux.

— Je voulais juste… Je ne sais pas… faire passer un message.

— Mais à quel prix ?

Le lendemain matin, j’ai reçu un long message d’elle : « Je suis désolée pour hier. Je crois que je me suis laissée emporter. Mais je ne peux plus faire semblant. »

Depuis ce jour-là, on ne s’est plus vraiment parlé. Les messages se sont espacés. Les invitations aussi. Ma mère me demande souvent : « Et Camille ? Elle vient au déjeuner dimanche ? » Je réponds toujours vaguement.

Je repense à toutes ces années où on partageait tout : les secrets d’ados, les premières amours, les soirées pyjama à regarder des films en mangeant des pizzas… Aujourd’hui, tout semble si loin.

J’en ai parlé à mon frère Thomas :

— Tu crois qu’on peut vraiment perdre quelqu’un juste parce qu’on ne pense pas pareil ?

Il a haussé les épaules :

— Parfois, c’est pas tant ce qu’on pense… mais comment on le fait sentir aux autres.

Je me demande si j’aurais pu réagir autrement. Si j’aurais dû crier plus fort ou au contraire me taire et encaisser. Mais au fond de moi, je sens que quelque chose s’est brisé ce jour-là.

Ce soir encore, en rangeant le jardin après un autre barbecue — sans Camille — je me demande : est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un qui ne respecte plus nos choix ? Est-ce que l’amitié peut survivre à une telle trahison ? Et vous… vous auriez réagi comment à ma place ?