Sous le Poids de la Générosité : L’histoire de Grégoire, le Frère Trop Gentil

« Grégoire, tu pourrais pas m’avancer 200 euros ? Je te jure, c’est la dernière fois. »

La voix de mon frère, André, résonne encore dans mon oreille alors que je referme la porte de mon minuscule studio à Montreuil. Je viens de lui faire un virement, sans même réfléchir. C’est devenu un réflexe, presque une habitude. Pourtant, je viens de passer vingt minutes à comparer les prix des pâtes au supermarché, à hésiter entre la marque distributeur et celle en promo. Je serre les dents. Pourquoi suis-je capable de compter chaque centime pour moi-même, mais de tout donner à ma famille ?

Je m’assois sur mon vieux canapé, usé par les années et les déménagements. Je repense à la scène de ce matin :

— Grégoire, tu sais que ton père a encore des soucis avec la voiture… Si tu pouvais l’aider un peu…

Ma mère, Françoise, a cette façon de demander qui ne laisse aucune place au refus. Elle ne parle jamais d’argent directement ; elle évoque les « petits coups de pouce », les « services entre nous ». Mais au fond, c’est toujours moi qui paie. J’ai payé la réparation du lave-vaisselle l’an dernier, l’ordinateur d’André pour ses études (qu’il n’a jamais terminées), les vacances en Bretagne parce que « ça nous ferait du bien à tous ».

Je n’ai jamais osé dire non. Pas vraiment. J’ai grandi dans cette famille où l’on ne parle pas d’argent, où l’on se débrouille, où l’on compte sur le plus raisonnable. Et ce raisonnable, c’est moi.

Ce soir-là, alors que je regarde mon compte en banque frôler le rouge, je me demande si je ne suis pas en train de me perdre. Je pense à mon père, Jean-Pierre, qui m’appelle toujours « mon petit gars solide ». Mais solide pour qui ? Pour eux ? Pour moi ?

Le téléphone vibre. Un message d’André : « Merci frérot ! T’es vraiment le meilleur. Je te rembourse vite, promis ! » Je souris tristement. Je connais la chanson. Il ne rembourse jamais. Ou alors, il m’invite à boire un verre et considère que c’est pareil.

Je repense à notre enfance à Orléans. André était le rêveur, celui qui se lançait dans mille projets sans jamais les finir. Moi, j’étais le sérieux, celui qui rangeait sa chambre et faisait ses devoirs sans qu’on ait besoin de lui rappeler. Maman disait toujours : « Heureusement qu’on a Grégoire pour équilibrer la famille ! » J’ai cru que c’était un compliment. Aujourd’hui, je me demande si ce n’était pas une condamnation.

Un soir d’hiver, alors que je rentrais du travail — je suis comptable dans une petite PME — j’ai surpris une conversation entre mes parents :

— Tu crois qu’on peut demander encore à Grégoire ?
— Il ne dira jamais non… Il est comme ça.

J’ai eu envie de hurler. De leur dire que moi aussi j’avais des rêves, des envies. Que moi aussi j’aurais aimé partir en voyage ou m’acheter un vélo neuf sans culpabiliser. Mais je n’ai rien dit. J’ai fait comme d’habitude : j’ai encaissé.

La tension monte un soir où André débarque chez moi sans prévenir.

— Dis donc, t’as pas un peu grossi ? Tu devrais faire attention…
— Merci du conseil… Tu veux un café ?
— Plutôt une bière !

Il s’installe comme chez lui, met les pieds sur la table basse. Il me raconte ses galères de boulot — il a encore perdu un CDD — et finit par lâcher :

— Franchement Greg’, t’es trop gentil avec nous. Mais bon… on est une famille, non ?

Je sens la colère monter.

— Et toi, tu trouves ça normal ? Que je sois toujours celui qui paie ?

Il me regarde, surpris.

— Bah… t’as toujours été comme ça. T’es le gars fiable.

Je me lève brusquement.

— Peut-être que j’en ai marre d’être fiable ! Peut-être que j’aimerais qu’on pense à moi aussi !

Un silence gênant s’installe. André détourne les yeux.

— Tu sais Greg’, t’as qu’à dire non…

Mais il sait très bien que je n’y arrive pas.

Après son départ, je reste longtemps assis dans le noir. Je pense à toutes ces fois où j’ai dit oui alors que je voulais dire non. À toutes ces petites humiliations quotidiennes : les remarques sur ma radinerie quand il s’agit de moi (« Grégoire et ses tickets resto ! »), mais jamais un mot sur ma générosité envers eux.

Je me demande si c’est ça, être aimé dans une famille : donner sans compter jusqu’à s’oublier soi-même.

Quelques semaines plus tard, c’est l’anniversaire de ma mère. J’hésite à y aller. J’imagine déjà les regards complices entre elle et André quand viendra l’addition au restaurant. Mais j’y vais quand même — on ne change pas si facilement.

Au moment de payer, tout le monde regarde ailleurs. Je sors ma carte bleue en silence.

Sur le chemin du retour, André me tape dans le dos :

— T’es vraiment un frère en or !

Je souris faiblement. Mais au fond de moi, quelque chose s’est brisé.

Ce soir-là, devant mon miroir, je me pose enfin la question : est-ce que donner tout son amour et son argent à sa famille fait de moi quelqu’un de bien… ou juste quelqu’un qu’on utilise ? Est-ce que je suis seul à vivre ça ou d’autres se reconnaissent dans mon histoire ?