Derniers mots au bord de la rivière : Le jour où j’ai perdu mon frère
« Hugo, tu rentres avant dix-huit heures, tu me le promets ? » Ma voix tremblait, plus inquiète que d’habitude. Il a levé les yeux au ciel, un sourire espiègle sur les lèvres. « Oui, Camille, promis ! Je t’appelle dès que je suis à la maison. »
C’était un mercredi de juin, l’air sentait la chaleur et la promesse des vacances. Maman travaillait tard à la pharmacie du village, Papa bricolait dans le garage. Moi, j’étais censée surveiller Hugo, mon petit frère de treize ans, mais il avait supplié pour aller nager avec ses copains à la Loire. J’avais cédé, comme toujours. « Mais tu restes près du bord ! »
Je revois encore son sac à dos posé dans l’entrée, ses baskets sales abandonnées dans le couloir. Ce sont des détails qui me hantent depuis ce jour-là.
À 18h15, j’ai commencé à m’inquiéter. J’ai appelé son portable : messagerie. J’ai envoyé un texto : pas de réponse. Les minutes s’étiraient, lourdes et poisseuses. À 18h45, j’ai couru jusqu’à la rivière. Les voix des enfants résonnaient entre les arbres, mais pas celle d’Hugo. J’ai vu ses amis rassemblés sur la berge, pâles et silencieux.
« Camille… » a murmuré Thomas, son meilleur ami. Il avait les yeux rouges. « Il… il a voulu nager jusqu’à la petite île… Il a été emporté par le courant… On n’a rien pu faire… »
J’ai hurlé son prénom. J’ai couru le long de l’eau, les pieds s’enfonçant dans la boue, espérant voir surgir sa tête brune quelque part entre les roseaux. Mais il n’y avait que le clapotis de l’eau et le vent dans les peupliers.
Les pompiers sont arrivés. Les gendarmes aussi. J’ai vu Maman débarquer en courant, le visage déformé par l’angoisse. Elle m’a serrée si fort que j’ai cru étouffer. Papa est resté debout, figé, les poings serrés.
La nuit est tombée sur la Loire sans qu’on retrouve Hugo. Les jours suivants ont été un cauchemar éveillé : les battues, les plongeurs, les journalistes qui traînaient devant chez nous. Les voisins venaient déposer des fleurs devant notre portail. Je détestais leurs regards pleins de pitié.
À l’école, tout le monde murmurait sur mon passage. Certains disaient que c’était de ma faute : « Elle aurait dû mieux surveiller son frère… » D’autres m’évitaient carrément. Je me suis enfermée dans ma chambre, refusant de manger ou de parler.
Maman pleurait sans arrêt. Papa ne disait plus rien ; il passait ses journées à marcher au bord de la rivière, espérant un miracle. Un matin, une équipe de secours a retrouvé le corps d’Hugo coincé sous une branche.
Le jour de l’enterrement, j’ai cru mourir moi aussi. L’église était pleine à craquer ; tout le village était là. J’ai lu une lettre pour lui :
« Hugo,
Tu m’avais promis d’appeler en rentrant. Je t’attends toujours. Je t’attendrai toute ma vie.
Ta grande sœur qui t’aime pour toujours,
Camille »
Après la cérémonie, Maman s’est effondrée dans mes bras : « Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? » Je n’avais pas de réponse.
Les semaines ont passé. La maison est devenue silencieuse, comme si elle retenait son souffle. Papa a recommencé à bricoler, mais il ne sourit plus jamais comme avant. Maman s’est remise à travailler, mais elle oublie tout : les clés, les rendez-vous… Moi, je fais semblant d’aller mieux pour eux.
Parfois, je rêve qu’Hugo frappe à la porte et me lance : « Tu vois, je suis rentré ! » Mais je me réveille toujours en pleurant.
Un soir d’orage, j’ai retrouvé son vieux carnet de dessins sous son lit. Il y avait un croquis de nous deux au bord de la Loire, main dans la main. J’ai compris alors que je ne pourrais jamais tourner la page.
Aujourd’hui encore, chaque fois que je passe devant la rivière, je revois son sourire et j’entends sa voix : « Promis ! »
Est-ce qu’on peut vraiment se pardonner d’avoir laissé partir quelqu’un qu’on aime ? Est-ce que le temps finit par apaiser cette douleur-là ?