Le Dernier Automne de la Maison Bleue
— Papa, il faut qu’on parle.
La voix de Sophie tremble, mais son regard est déterminé. Je serre la tasse de café entre mes mains ridées, assis à la table de la cuisine, là où Marie et moi riions autrefois en écoutant la pluie tambouriner sur les carreaux. Aujourd’hui, il ne reste que le silence, coupé net par cette phrase qui claque comme une gifle.
— Tu ne peux plus rester ici tout seul. Ce n’est plus possible.
Je relève la tête. Dans ses yeux, je lis de l’inquiétude, mais aussi une impatience que je ne lui connaissais pas. Derrière elle, dans le couloir, j’aperçois Paul, son mari, qui fait semblant de ranger des cartons. Leur fils, Lucas, joue sur le tapis du salon, ignorant la tempête qui gronde.
— C’est chez moi ici, Sophie. C’est la maison de ta mère…
— Justement ! Tu crois qu’elle voudrait te voir dépérir tout seul ? On n’a pas assez de place pour tout le monde. Lucas a besoin d’une chambre à lui. Et toi… tu as besoin d’aide.
Je sens la colère monter. Je n’ai jamais été un fardeau pour personne. J’ai bâti cette maison de mes mains avec Marie. Chaque pierre, chaque latte du parquet porte notre histoire. Comment peut-elle me demander ça ?
— Tu veux m’envoyer à l’hospice ? Comme un vieux meuble dont on ne veut plus ?
Sophie soupire, lasse.
— Ce n’est pas un hospice, papa. C’est une résidence médicalisée. Il y a des activités, des gens de ton âge… Tu seras moins seul.
Je me lève brusquement. La chaise grince sur le carrelage. Je traverse le salon, effleurant du bout des doigts les photos accrochées au mur : Marie en robe blanche devant la mairie du village ; Sophie enfant sur ses épaules ; les Noëls passés tous ensemble autour du sapin. Tout ça va disparaître si je pars.
Dans le jardin, les feuilles mortes s’amoncellent sous le vieux tilleul. J’entends encore la voix de Marie : « Gérard, promets-moi de ne jamais abandonner notre maison… »
Le soir venu, je reste assis sur le perron, regardant les lumières s’éteindre une à une dans le village. Paul sort fumer une cigarette.
— Gérard… Je sais que c’est dur. Mais tu sais bien que Sophie s’inquiète pour toi. On n’a pas d’autre solution.
Je ne réponds pas. Je pense à mes voisins : M. Dubois, parti en maison de retraite l’an dernier. Depuis, il ne parle plus à personne et dépérit à vue d’œil. Est-ce ça qui m’attend ?
Le lendemain matin, Sophie frappe doucement à ma porte.
— Papa… Je t’ai inscrit pour visiter la résidence des Glycines cet après-midi. Juste pour voir.
Je voudrais hurler, mais je vois ses yeux rougis par les larmes qu’elle retient. Elle aussi souffre de cette situation.
Sur le chemin vers la résidence, je regarde défiler les champs dorés par l’automne. Les souvenirs affluent : les vendanges avec Marie, les pique-niques avec Sophie petite fille…
À l’accueil des Glycines, une jeune femme souriante nous reçoit.
— Bonjour Monsieur Martin ! Ici, vous verrez, tout est fait pour que vous vous sentiez chez vous.
Mais ce n’est pas chez moi. Chez moi, c’est la maison bleue au bout du chemin, celle qui sent la cire et les confitures de mirabelles.
Je croise d’autres résidents dans le couloir : certains regardent la télévision sans vraiment la voir ; d’autres jouent aux cartes en silence. Un homme me sourit tristement :
— On s’habitue… ou pas.
Le soir même, je refuse de dîner avec Sophie et Paul. Je reste enfermé dans ma chambre, entouré des souvenirs qui me brûlent le cœur.
Les jours passent. La tension monte dans la maison. Lucas fait des cauchemars ; Sophie pleure en cachette ; Paul évite mon regard.
Un matin, je trouve une lettre de Sophie sur la table :
« Papa,
Je t’aime. Mais je n’en peux plus de te voir malheureux et seul ici. Je veux que tu sois en sécurité et entouré. Pardonne-moi si je te fais du mal… »
Je relis ces mots encore et encore. Ai-je été trop égoïste ? Ou bien est-ce elle qui ne comprend pas ce que perdre sa maison signifie ?
Le dimanche suivant, je prends Lucas par la main et l’emmène dans le jardin.
— Tu sais, mon garçon… Cette maison a vu grandir ta maman. Elle a entendu ses premiers rires et ses premiers chagrins. Un jour, elle sera à toi aussi…
Lucas me regarde avec ses grands yeux sérieux.
— Tu vas partir, papi ?
Je sens ma gorge se serrer.
— Je ne sais pas encore…
Le soir venu, toute la famille se réunit autour de la table pour discuter une dernière fois.
— Papa… On peut essayer de trouver une aide à domicile si tu veux vraiment rester ici… Mais il faut qu’on soit sûrs que tu es en sécurité.
Je regarde chacun d’eux tour à tour : ma fille épuisée par l’inquiétude ; mon gendre partagé entre raison et compassion ; mon petit-fils qui ne comprend pas tout mais sent que quelque chose se brise.
— Je veux rester ici… mais pas au prix de votre bonheur à tous.
Un silence pesant s’installe. Puis Sophie prend ma main dans la sienne.
— On va trouver une solution ensemble, papa. Promis.
Ce soir-là, je m’endors pour la première fois depuis longtemps sans peur du lendemain. Mais au fond de moi, une question me hante : jusqu’où doit-on aller pour protéger ce qui nous est cher ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?