Vacances volées : le prix de ma liberté
« Tu pars seule ?! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Mon père, assis à la table, lève à peine les yeux de son journal. Ma sœur Camille, elle, croise les bras et soupire bruyamment. Je me sens coupable, presque honteuse, alors que je devrais être fière : après quinze ans de sacrifices, de nuits blanches à jongler entre deux boulots et des repas sautés pour économiser, j’ai enfin remboursé mon prêt immobilier. Ce matin-là, j’ai décidé de m’offrir une pause. Rien d’extravagant : trois jours dans un gîte à Collioure, loin du tumulte parisien, loin des attentes et des obligations.
Mais pour eux, c’est une trahison. « Tu sais bien que mamie ne va pas bien en ce moment… » ajoute Camille d’une voix faussement douce. Je sens la colère monter. Pourquoi mon bonheur devrait-il toujours passer après celui des autres ? Pourquoi chaque décision personnelle devient-elle un débat familial ?
Je me revois, petite, dans cette même cuisine, à observer ma mère s’effacer pour tout le monde. Elle n’a jamais pris de vacances sans nous. Elle n’a jamais osé dire non. Est-ce cela qu’on attend de moi ?
Le train pour Collioure file à travers la campagne. Je regarde défiler les champs, le cœur lourd mais déterminé. Mon téléphone vibre sans cesse : messages de reproches, appels manqués. « Tu n’as pas honte ? », « On aurait pu partir tous ensemble ! », « Tu penses qu’à toi ! »… Je ferme les yeux et tente d’oublier.
À mon arrivée, l’air marin me gifle doucement le visage. Le gîte est modeste mais charmant : des volets bleus, un jardin fleuri, le chant des cigales. Pour la première fois depuis des années, je respire vraiment. Je lis, je marche sur la plage, je mange seule au restaurant sans me sentir jugée. Mais chaque soir, la culpabilité revient me hanter.
Le deuxième jour, Camille m’appelle en larmes : « Tu ne te rends pas compte du mal que tu fais à maman ! Elle ne comprend pas pourquoi tu nous exclus… » Je tente d’expliquer que ce n’est pas contre eux, que j’ai besoin de temps pour moi, que ce voyage est une récompense après tant d’efforts. Mais elle ne veut rien entendre.
Le soir même, je reçois un message de mon père : « On attend tes excuses. » Je relis ces mots encore et encore. Des excuses… Pour avoir voulu souffler ? Pour avoir pensé à moi ?
La nuit tombe sur Collioure et je me sens plus seule que jamais. Les souvenirs affluent : les repas de famille où je faisais bonne figure alors que j’étais épuisée ; les anniversaires où j’offrais des cadeaux achetés à crédit ; les vacances annulées faute d’argent… Ai-je le droit, aujourd’hui, de choisir autre chose ?
Le dernier matin, je croise un couple de retraités sur la plage. Ils me sourient : « Vous êtes seule ? Profitez-en ! On n’a qu’une vie… » Leurs mots résonnent en moi comme une permission longtemps refusée.
De retour à Paris, l’ambiance est glaciale. Ma mère ne me parle plus. Camille me lance des regards noirs. Mon père fait mine de ne rien voir. Je tente d’ouvrir le dialogue :
— J’avais besoin de temps pour moi…
— Tu aurais pu penser à nous ! coupe Camille.
— Et moi alors ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ?
Un silence pesant s’installe.
Depuis ce jour, rien n’est vraiment revenu à la normale. On se parle moins. Les repas sont plus courts, plus tendus. Parfois je me demande si ce séjour valait la peine. Mais au fond de moi, je sais que oui.
Pourquoi est-il si difficile en France de s’accorder du temps pour soi sans être jugé ? Pourquoi la famille pèse-t-elle si lourd sur nos choix ? Est-ce égoïste de vouloir simplement exister pour soi-même, ne serait-ce que quelques jours ?