« Tu me dois bien ça » : Quand mon beau-père a voulu s’inviter dans ma vie
« Nora, ouvre-moi ! Tu ne vas pas me laisser dehors, tout de même ? »
La voix de Gérard résonne dans la cage d’escalier, rauque, insistante. Je serre la poignée de la porte, le cœur battant. Il est là, valise à la main, les traits tirés, les yeux rougis par la fatigue ou l’alcool – difficile à dire. Je n’ai pas vu Gérard depuis l’enterrement de maman, il y a trois ans. Depuis, plus un mot. Et voilà qu’il débarque chez moi, comme si de rien n’était.
« Gérard… Qu’est-ce que tu fais ici ? »
Il hausse les épaules, tente un sourire pathétique. « J’ai plus nulle part où aller. Tu sais bien que ta mère aurait voulu que tu prennes soin de moi. J’ai été là pour toi quand tu étais gamine… »
Je sens la colère monter. Oui, il a été là. Mais à quel prix ? Les cris, les portes qui claquent, les silences lourds à table. Les disputes avec maman, ses absences prolongées au bar du coin. Il n’a jamais levé la main sur moi, non. Mais il a brisé quelque chose en nous deux : la confiance.
« Je suis désolée, Gérard. Je ne peux pas t’accueillir ici. »
Il me fixe, incrédule. « Tu plaisantes ? Tu vas me laisser dormir dehors ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ? »
Je ferme la porte doucement, mais fermement. Derrière le battant, j’entends ses insultes étouffées. Je m’effondre sur le canapé, tremblante. Pourquoi faut-il toujours que le passé revienne me hanter ?
Le lendemain matin, je trouve une lettre dans ma boîte aux lettres. Un recommandé : Gérard m’assigne en justice pour réclamer une part de l’héritage de maman. Je relis la lettre trois fois, incrédule. Il ose vraiment !
Je me revois petite fille dans notre appartement HLM de Montreuil. Maman travaillait tard à l’hôpital ; Gérard rentrait souvent avant elle. Il s’asseyait devant la télé avec une bière, râlait parce que le dîner n’était pas prêt. Parfois il me demandait comment s’était passée ma journée, mais je savais qu’il n’écoutait pas vraiment.
Quand maman est tombée malade, c’est moi qui ai tout géré : les papiers, les rendez-vous médicaux, la maison. Gérard était là physiquement, mais absent autrement. Le jour où elle est morte, il s’est effondré – mais c’est moi qui ai dû organiser les obsèques.
Après l’enterrement, il a disparu du jour au lendemain. Plus de nouvelles. J’ai vendu l’appartement pour payer les dettes de maman et j’ai gardé ce qu’il restait pour assurer mon avenir et celui de mes enfants.
Aujourd’hui, il revient tout réclamer.
J’appelle mon frère, Julien. Il vit à Lyon et on ne se parle pas souvent.
— Tu as vu ce que Gérard nous fait ?
— Oui… Il m’a appelé aussi. Il veut sa part.
— Mais il n’a aucun droit ! Ce n’était pas notre père !
— Je sais… Mais tu sais comment il est.
Julien soupire. On sent qu’il est fatigué lui aussi de ces histoires sans fin.
Les semaines passent et l’affaire prend de l’ampleur. Gérard a trouvé un avocat commis d’office et tente de prouver qu’il a contribué à l’entretien du foyer pendant des années. Mon propre avocat me rassure : « Il n’a aucun droit légal sur l’héritage de votre mère s’il n’y a pas eu adoption ou testament en sa faveur. » Mais la procédure traîne et je dors mal.
Au travail, je suis distraite. Mes collègues sentent que quelque chose ne va pas.
— Nora, tu es sûre que ça va ?
— Oui… C’est juste des soucis familiaux.
Personne ne comprend vraiment ce que c’est d’avoir grandi avec un beau-père comme Gérard. Ni père ni étranger : juste un homme qui a partagé notre quotidien sans jamais vraiment en faire partie.
Un soir, alors que je rentre tard du bureau, je trouve Gérard assis sur le banc devant mon immeuble.
— Tu comptes me ruiner la vie jusqu’au bout ?
— C’est toi qui refuses de m’aider !
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai oublié tout ce que tu as fait subir à maman ?
Il baisse les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, je crois voir une once de regret dans son regard.
— J’ai jamais voulu tout ça… J’étais perdu après sa mort.
— On l’était tous.
Je sens mes larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui.
— Gérard… Je ne peux pas t’aider. Pas après tout ce qui s’est passé.
Il se lève lentement et s’éloigne dans la nuit.
Le procès finit par avoir lieu deux mois plus tard. Le juge tranche rapidement : Gérard n’a aucun droit sur l’héritage. Il quitte la salle sans un mot pour moi ni pour Julien.
Je ressors du tribunal vidée mais soulagée. Pourtant, une part de moi reste amère : pourquoi faut-il toujours se battre pour protéger ce qui nous appartient ? Pourquoi ceux qui devraient nous soutenir finissent-ils par devenir nos ennemis ?
Aujourd’hui encore, je repense à cette histoire chaque fois que je ferme ma porte le soir. Peut-on vraiment tourner la page sur le passé ? Ou sommes-nous condamnés à porter nos blessures toute notre vie ?