Six mois à Toulouse : Quand l’absence révèle les fissures
« Tu te rends compte de ce que tu as fait ?! » Ma voix résonne dans la cuisine, brisant le silence du petit matin. Claire, debout devant la fenêtre embuée, serre sa tasse de café comme si elle voulait s’y accrocher pour ne pas sombrer. Je viens de rentrer à Toulouse après six mois passés sur un chantier à Bordeaux. Six mois loin de ma femme, loin de notre fille Lucie, six mois à dormir dans une chambre d’hôtel minable pour envoyer chaque centime à la maison. Et ce matin, en ouvrant notre compte commun, j’ai compris : il ne reste rien. Plus d’économies. Plus de sécurité.
Je n’ai jamais fait d’études longues. J’ai quitté le lycée à dix-sept ans pour travailler sur les chantiers avec mon père. Claire, elle, a un diplôme de lettres modernes, mais n’a jamais trouvé de poste stable dans son domaine. Depuis des années, elle vend des cosmétiques dans une boutique du centre-ville. On a toujours vécu modestement, mais on s’en sortait. Jusqu’à aujourd’hui.
« Guillaume… Je suis désolée. » Sa voix tremble. Elle ne me regarde pas. Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse immense. « Désolée ? Tu as vidé notre livret A ! Tu as acheté quoi ? Des vêtements ? Des meubles ? »
Elle secoue la tête, les larmes aux yeux. « Non… Enfin, oui, un peu… Mais surtout pour Lucie. Les activités, les sorties scolaires… Et puis… »
Je coupe : « Et puis quoi ? »
Elle finit par lâcher : « J’en avais marre de compter chaque centime. J’ai voulu qu’on vive un peu comme les autres familles… »
Je m’effondre sur une chaise. Je repense à ces soirs où je mangeais des sandwichs froids sur le chantier, où je refusais une bière avec les collègues pour économiser trois euros. Tout ça pour quoi ? Pour qu’elle dépense tout en six mois ?
Lucie entre dans la cuisine, son cartable sur le dos. Elle sent la tension et baisse les yeux. Je ravale ma colère. Ce n’est pas sa faute.
Après avoir déposé Lucie à l’école, je marche longtemps dans les rues de notre quartier populaire de Saint-Cyprien. Je croise les voisins : Monsieur Lefèvre qui râle contre la hausse des prix au marché, Madame Dubois qui me demande si j’ai trouvé du travail près de chez nous cette fois. Je mens : « Oui, bientôt… »
La vérité, c’est que je ne sais plus quoi faire. Repartir sur un chantier loin d’ici ? Mais qui s’occupera de Lucie ? Et si Claire recommence ?
Le soir venu, je tente d’ouvrir le dialogue. « Claire, pourquoi tu ne cherches pas un poste dans ton domaine ? Tu pourrais postuler à la médiathèque ou donner des cours particuliers… »
Elle soupire : « Tu crois que je n’y ai pas pensé ? Mais il n’y a rien ! Ou alors c’est mal payé… Et puis qui s’occupera de Lucie après l’école ? »
Je sens l’amertume dans sa voix. Elle aussi se sent piégée.
Les jours passent et la tension ne retombe pas. On se dispute pour un rien : le prix du pain, la facture d’électricité, les devoirs de Lucie. Un soir, alors que je rentre plus tôt du chantier temporaire que j’ai trouvé à Blagnac, j’entends Claire parler au téléphone : « Je ne sais plus comment faire… Guillaume me regarde comme si j’étais une étrangère… »
Je me sens coupable de ma dureté mais aussi trahi. Le week-end suivant, ma mère vient garder Lucie et nous partons marcher le long de la Garonne. Le vent est froid, mais au moins on peut parler sans élever la voix.
« Tu sais, Guillaume… J’ai eu peur que tu ne reviennes pas », avoue-t-elle soudain.
Je m’arrête net : « Pourquoi tu dis ça ? »
Elle baisse les yeux : « Parce que tu étais loin… Parce que tu étais fatigué… J’ai cru que tu allais finir par rester là-bas ou trouver quelqu’un d’autre… »
Je suis abasourdi. Jamais je n’aurais imaginé qu’elle puisse douter de moi à ce point.
« Claire… Je suis parti pour nous. Pour qu’on ait un peu plus d’air… Pas pour fuir ! »
Elle pleure en silence. Je la prends maladroitement dans mes bras.
Le retour à la maison est pesant mais quelque chose a changé. On commence à parler vraiment : de nos peurs, de nos rêves déçus, de ce qu’on attend encore de la vie.
Quelques semaines plus tard, Claire trouve un petit boulot à la bibliothèque municipale deux soirs par semaine. Ce n’est pas grand-chose mais elle rentre le sourire aux lèvres. Moi aussi j’essaie d’être moins dur.
L’argent manque toujours mais on apprend à faire autrement. On vend quelques affaires inutiles sur Leboncoin, on cuisine ensemble au lieu d’acheter des plats tout faits.
Un soir, alors que Lucie dort déjà, Claire me demande : « Tu crois qu’on pourra encore se faire confiance ? »
Je n’ai pas de réponse toute faite. Mais je sais qu’on doit essayer.
Est-ce que l’amour suffit quand tout vacille autour de nous ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner quand on se sent trahi ? Qu’en pensez-vous ?