Entre Devoir et Liberté : Les Week-ends de l’Épuisement
— Camille, tu décroches ?
La voix de Julien, mon mari, résonne dans le salon alors que je fixe l’écran du portable qui vibre sur la table basse. « Maman » s’affiche en lettres capitales. Encore. Il est samedi matin, 8h12. J’ai à peine eu le temps de savourer mon café que déjà, la routine du week-end menace de s’effondrer.
— Non, vas-y toi, je souffle, la gorge serrée.
Julien hésite, puis décroche. J’entends sa voix se faire douce, presque coupable :
— Oui maman… Oui, on arrive dans une heure.
Je ferme les yeux. Une heure. Encore un samedi à courir chez Monique pour réparer une étagère, déplacer un meuble ou simplement « l’aider à faire tourner la maison ». Depuis que mon beau-père est parti vivre à Nice avec sa nouvelle compagne, Monique s’accroche à nous comme à une bouée. Mais moi, je me noie.
Je m’appelle Camille, j’ai trente-quatre ans, et chaque week-end ressemble à une répétition du même cauchemar. Monique n’a jamais accepté que son fils ait une vie à lui. Elle appelle pour tout et rien : une ampoule à changer, des courses à porter, un ordinateur qui rame… Et toujours le même refrain :
— Vous êtes ma seule famille maintenant.
Au début, j’ai compris. J’ai même eu de la peine pour elle. Mais au fil des mois, la compassion a laissé place à l’épuisement. Je n’ose plus proposer une sortie à Julien :
— On pourrait aller au cinéma ce soir ?
— Tu sais bien que maman va sûrement appeler…
Et elle appelle. Toujours. Parfois deux fois dans la même journée.
Un dimanche soir, alors que je range la cuisine, Julien me rejoint, l’air fatigué.
— Tu crois qu’on devrait lui parler ?
Je hausse les épaules. Parler ? Mais quoi dire ? Que sa solitude nous étouffe ? Que j’en viens à détester le son de sa voix ? Je me sens monstrueuse rien qu’à y penser.
La semaine suivante, rebelote. Cette fois-ci, Monique a besoin d’aide pour trier des papiers administratifs. Nous passons l’après-midi dans son salon surchauffé, à écouter ses plaintes sur la vie chère et les voisins bruyants. Je regarde Julien, qui s’efforce de sourire. Je me demande s’il ressent la même lassitude que moi.
Le soir venu, je craque.
— Julien, je n’en peux plus ! On n’a plus de vie !
Il me regarde, désemparé.
— C’est ma mère… Je ne peux pas la laisser tomber.
— Et moi alors ? Tu me laisses tomber moi !
Un silence lourd s’installe. Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui. Je pars me coucher sans un mot.
Les jours passent et rien ne change. Monique continue d’appeler. Julien continue d’obéir. Moi, je m’efface peu à peu. Je refuse des invitations d’amis parce que je sais qu’il faudra aller chez elle. Je mens à ma propre mère pour éviter de lui avouer que je n’ai plus de temps pour elle non plus.
Un samedi matin, alors que je suis seule dans la cuisine, mon téléphone sonne. C’est Monique. Je laisse sonner. Elle laisse un message :
— Camille, tu pourrais passer m’aider avec le linge ? J’ai mal au dos…
Je regarde le téléphone comme s’il allait exploser. J’ai envie de hurler. Pourquoi moi ? Pourquoi toujours nous ?
Ce jour-là, je décide de ne pas y aller. Pour la première fois depuis des mois, je dis non. Julien part seul chez sa mère. Je reste à la maison et je pleure toutes les larmes de mon corps.
Le soir venu, il rentre furieux.
— Tu aurais pu venir ! Elle était triste !
Je lui réponds d’une voix blanche :
— Et moi alors ? Tu ne vois pas que je suis en train de sombrer ?
Il me regarde enfin vraiment. Je crois qu’il comprend.
Les jours suivants sont tendus. Monique appelle moins souvent — peut-être parce qu’elle sent que quelque chose a changé. Julien propose qu’on en parle tous les trois.
Le samedi suivant, nous nous retrouvons chez elle autour d’un café amer.
— Maman, commence Julien d’une voix hésitante, il faut qu’on parle…
Monique nous regarde tour à tour, inquiète.
— On t’aime beaucoup mais on a aussi besoin de temps pour nous deux…
Elle se met à pleurer.
— Vous voulez m’abandonner comme votre père !
Je sens mon cœur se serrer mais je tiens bon.
— Non Monique… Mais on a besoin d’espace pour respirer aussi.
Le dialogue est difficile. Les mots sortent maladroits, parfois blessants. Mais ils sortent enfin.
Les semaines suivantes sont étranges. Monique appelle moins souvent mais quand elle le fait, c’est pour des choses vraiment importantes. Petit à petit, notre couple retrouve un peu d’air.
Mais parfois, le doute revient me hanter : ai-je été trop dure ? Aurais-je pu faire autrement ?
Et vous… Où place-t-on la limite entre le devoir familial et le droit au bonheur personnel ? Est-ce égoïste de vouloir vivre sa propre vie ?