Maman, pourquoi lui et pas moi ?

— Tu comprends, Camille, ton frère a vraiment besoin d’un coup de pouce en ce moment…

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et presque mécanique. Je serre le combiné du téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Je viens d’apprendre que je suis enceinte. Je n’ai que vingt-six ans, un CDD dans une petite librairie de Lyon, un appartement minuscule sous les toits, et voilà que la vie me fait ce cadeau inattendu. Mais au lieu de la joie, c’est la panique qui m’envahit.

— Mais maman… moi aussi j’ai besoin d’aide ! Tu sais très bien que je galère avec mon salaire, que je n’ai personne sur qui compter…

Un silence gênant s’installe. J’entends au loin la télévision du salon, le bruit des couverts. Mon frère, Julien, a toujours été le préféré. Depuis notre enfance, c’est lui qu’on félicitait pour ses notes, lui qu’on consolait quand il tombait, lui qu’on excusait quand il faisait des bêtises. Moi, j’étais « la grande », celle qui devait comprendre, pardonner, passer après.

— Camille, tu es forte. Tu t’en es toujours sortie. Julien… il traverse une mauvaise passe. Sa boîte vient de couler, il a des dettes…

Je sens les larmes monter. Je voudrais hurler. Oui, Julien a perdu son boulot — mais il a aussi fait n’importe quoi avec son argent, acheté une voiture hors de prix, multiplié les soirées et les paris sportifs. Moi, j’ai toujours fait attention, économisé chaque centime. Et maintenant que j’ai le plus besoin d’elle, maman me tourne le dos.

Je raccroche sans un mot. Le téléphone glisse de mes mains. Je m’effondre sur le canapé élimé de mon salon. Mon compagnon, Thomas, rentre du travail et me trouve en larmes.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Je lui explique tout entre deux sanglots : la grossesse, la réaction de ma mère, l’argent donné à Julien. Il serre ma main.

— On va s’en sortir. On trouvera une solution.

Mais je vois bien qu’il est inquiet lui aussi. Son contrat d’intérim se termine dans deux mois. On avait compté sur un petit coup de pouce de ma mère pour payer la caution d’un appartement plus grand ou acheter quelques meubles pour le bébé.

Le lendemain matin, je reçois un message de Julien :

« Merci pour ton soutien, Camille. Maman m’a tout donné pour que je puisse repartir à zéro. »

Je lis et relis ce message. Aucun mot pour moi. Aucune question sur ma vie, sur mes projets. Je décide d’appeler mon père — mes parents sont divorcés depuis dix ans — mais il vit à Bordeaux avec sa nouvelle compagne et n’a jamais été très présent.

— Tu sais bien comment est ta mère… Elle a toujours eu un faible pour ton frère. Je ne peux pas t’aider financièrement non plus, tu comprends…

Je raccroche encore une fois avec ce goût amer dans la bouche. Je me sens trahie par ma propre famille.

Les semaines passent. Les nausées matinales me clouent au lit certains jours. Thomas fait des heures supplémentaires au dépôt pour ramener un peu plus d’argent. Je commence à vendre quelques livres précieux sur Internet pour payer les factures.

Un soir, alors que je trie mes affaires d’enfance dans un carton, je tombe sur une vieille photo : Julien et moi sur la plage de Biarritz, main dans la main. Je me souviens d’un temps où nous étions complices. Où il me défendait à l’école contre les moqueries. Où on partageait tout.

Je décide de lui écrire une lettre :

« Julien,
Je ne t’en veux pas d’avoir accepté l’argent de maman. Mais j’aurais aimé que tu penses aussi à moi. Je vais devenir maman à mon tour et j’ai peur de ne pas y arriver seule… »

Pas de réponse.

Un dimanche après-midi, je prends mon courage à deux mains et je vais chez ma mère à Villeurbanne. Elle m’ouvre la porte avec un sourire gêné.

— Camille… tu es venue ?

— Oui, maman. J’avais besoin de te parler en face à face.

Nous nous asseyons dans la cuisine où flotte encore l’odeur du café du matin. Je lui raconte tout : la grossesse, mes angoisses, mes besoins concrets — même une petite aide aurait suffi.

Elle baisse les yeux.

— Je suis désolée… J’ai paniqué quand Julien m’a appelée en pleurs. J’ai voulu réparer ses erreurs…

— Et moi ? Tu as pensé à moi ? À ton futur petit-enfant ?

Elle se met à pleurer à son tour.

— Je ne savais pas… Tu ne m’as rien dit tout de suite…

— Parce que tu ne demandes jamais ! Tu ne vois que Julien !

Un silence lourd s’installe entre nous. Pour la première fois depuis longtemps, elle me regarde vraiment.

— Je vais essayer de t’aider autrement… Peut-être pas avec de l’argent… Mais je peux garder le bébé quand tu travailles… Ou t’aider à faire les courses…

Ce n’est pas ce que j’espérais mais c’est déjà un début.

En rentrant chez moi ce soir-là, je sens un mélange étrange de tristesse et de soulagement. Ma mère ne changera jamais complètement mais peut-être qu’elle commence enfin à me voir.

Aujourd’hui encore, alors que je caresse mon ventre arrondi en pensant à l’avenir incertain qui m’attend avec Thomas et notre bébé, je me demande : pourquoi certains parents préfèrent-ils toujours un enfant à l’autre ? Est-ce qu’un jour j’arriverai à pardonner ? Et vous, comment auriez-vous réagi à ma place ?