« Tu dois partir de chez toi ! » : Le jour où ma fille m’a mise à la porte
« Tu dois partir de chez toi, maman. »
La phrase résonne dans ma tête comme un coup de tonnerre. Je suis debout, au milieu du salon, encore en pyjama, le téléphone serré dans la main. Camille, ma fille unique, vient de me dire l’impensable. Je n’arrive pas à croire ce que j’entends. Je regarde Paul, mon mari, qui me fixe, bouche bée. Il n’a pas entendu la conversation, mais il comprend tout à mon visage défait.
Tout a commencé ce matin-là. Il était dix heures passées, un samedi gris de février à Paris. J’avais enfin un jour de repos après une semaine éreintante à l’hôpital où je travaille comme infirmière. Mon téléphone vibre, malgré le mode « Ne pas déranger ». Je décroche, persuadée qu’il s’agit d’une urgence.
— Allô ! Il y a un problème ?
— Tu dors encore à dix heures ?! s’exclame ma mère au bout du fil.
Je soupire. Même à cinquante-six ans, ma mère trouve toujours le moyen de me faire sentir comme une adolescente paresseuse.
— Maman, c’est mon jour de repos ! Qu’est-ce qu’il se passe ?
Mais ce n’était pas ma mère qui allait bouleverser ma vie ce jour-là. C’était Camille.
Quelques minutes plus tard, elle débarque à l’appartement avec son compagnon, Julien. Ils n’ont même pas pris la peine de prévenir. Camille a ce regard déterminé que je lui connais bien. Elle ne vient jamais pour rien.
— Maman, papa, il faut qu’on parle.
Paul et moi nous asseyons sur le canapé, inquiets. Camille prend une grande inspiration.
— Voilà… Avec Julien, on a trouvé du travail à Paris. On ne peut plus vivre dans notre petit studio à Montreuil. Et puis…
Elle hésite. Je sens la tempête arriver.
— … Et puis cet appartement est à mon nom depuis que vous me l’avez donné il y a cinq ans pour éviter les droits de succession. Vous vous souvenez ?
Je me souviens très bien. À l’époque, c’était une décision logique : anticiper l’avenir, protéger Camille des impôts exorbitants. Jamais je n’aurais imaginé que cela se retournerait contre nous.
— On voudrait s’installer ici, reprend-elle. Vous pourriez retourner vivre chez mamie à Chartres, c’est plus calme pour vous…
Je reste sans voix. Paul serre les poings.
— Attends… Tu veux qu’on parte de chez nous ?
Camille baisse les yeux.
— Ce n’est plus vraiment chez vous… légalement.
Un silence glacial s’installe. Je sens mes yeux brûler. J’ai envie de hurler, de pleurer, de la supplier. Mais je reste figée.
Julien tente d’adoucir la situation :
— On sait que c’est dur… Mais on n’a pas d’autre solution. Les loyers sont inabordables à Paris.
Paul explose :
— Et nous alors ? On fait quoi ? On recommence notre vie à zéro à la campagne ?
Camille hausse les épaules, mal à l’aise.
— Vous avez toujours dit que vous aimiez Chartres…
Je me lève brusquement et quitte la pièce. Dans la chambre, je m’effondre sur le lit. Je repense à tous les sacrifices faits pour Camille : les heures supplémentaires pour payer ses études, les vacances annulées pour lui offrir un ordinateur portable, les nuits blanches quand elle avait de la fièvre… Et aujourd’hui, elle me met dehors.
Le soir même, Paul et moi ne parlons presque pas. Il tourne en rond dans le salon, furieux. Moi, je suis vidée. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Les jours suivants sont un enfer. Camille revient avec des papiers à signer : « C’est juste une formalité », dit-elle d’une voix tremblante. Je vois bien qu’elle souffre aussi, mais elle ne fléchit pas.
Ma mère m’appelle tous les soirs :
— Tu sais, Nora, c’est peut-être mieux ainsi… Ici tu seras tranquille.
Mais je ne veux pas être tranquille ! Je veux ma vie d’avant, mon appartement rempli des souvenirs de famille, des rires de Camille enfant…
Paul refuse catégoriquement de partir sans se battre. Il consulte un avocat : « On ne peut rien faire », tranche-t-il après une semaine d’espoir vain. « L’appartement est légalement au nom de votre fille. »
Le jour du déménagement arrive trop vite. Camille est là, nerveuse, aidant à emballer nos affaires dans des cartons. Je la regarde s’activer dans ce salon où elle a fait ses premiers pas… J’ai envie de la prendre dans mes bras et de tout oublier. Mais la blessure est trop profonde.
Dans la voiture qui nous emmène à Chartres, Paul ne dit rien. Moi non plus. Je regarde Paris s’éloigner par la fenêtre et je sens mon cœur se briser un peu plus à chaque kilomètre.
À Chartres, la maison de ma mère est froide et silencieuse. Je dors mal. Paul passe ses journées à marcher dans les champs ou à bricoler dans le garage pour éviter de penser.
Camille m’appelle parfois :
— Tu vas bien maman ?
Je réponds toujours oui, mais au fond de moi je suis perdue.
Un soir, je craque enfin au téléphone :
— Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu n’as pas cherché une autre solution ?
Elle pleure aussi :
— Je ne savais plus quoi faire… On n’avait pas les moyens… J’ai pensé que tu comprendrais…
Je raccroche sans répondre.
Aujourd’hui encore, des mois après, je me demande si j’aurais pu agir autrement. Si j’ai raté quelque chose dans l’éducation de Camille ou si c’est la société qui nous pousse à ces extrémités absurdes pour un simple toit.
Est-ce que c’est ça être parent en France aujourd’hui ? Donner tout pour ses enfants jusqu’à s’oublier soi-même ? Jusqu’à perdre sa maison ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?