Je veux divorcer, mais j’ai peur que ma femme ne s’en sorte pas sans moi
« Tu pars encore ce soir ? » La voix d’Élodie tremble à peine, mais je sens la tension dans l’air, aussi épaisse que la brume sur la Seine un matin d’hiver. Je ferme les yeux, inspirant profondément, tentant de trouver une réponse qui ne blessera pas. Mais il n’y en a pas. Je pose mon sac sur le canapé, mes clés tintent contre la table basse.
« J’ai besoin de prendre l’air, Élodie. »
Elle détourne le regard, ses mains crispées sur sa tasse de thé. Depuis des mois, chaque soir ressemble à celui-ci : des silences lourds, des regards fuyants, des gestes mécaniques. Je me demande quand tout cela a commencé à s’effriter. Peut-être le jour où j’ai réalisé que je n’étais plus amoureux, ou celui où j’ai compris qu’Élodie dépendait de moi pour tout : les courses, les papiers administratifs, même pour appeler le plombier.
J’ai trente-cinq ans et l’impression d’avoir cent ans. Pourtant, il y a dix ans, j’étais fou d’elle. Nous nous sommes rencontrés à la fac de droit à Lyon. Elle riait fort, elle débordait d’énergie. Je me souviens encore de la première fois où elle a glissé sa main dans la mienne sur les quais du Rhône. J’avais l’impression d’avoir trouvé mon âme sœur.
Mais la vie parisienne nous a changés. Le stress du travail, les horaires décalés, les galères pour trouver un appartement décent… Et puis il y a eu ce licenciement brutal pour elle il y a trois ans. Depuis, elle n’a jamais retrouvé de travail stable. Elle s’est repliée sur elle-même, passant ses journées à regarder des séries ou à faire défiler Instagram. J’ai tout essayé : l’encourager à reprendre une formation, à sortir voir ses amies, à consulter un psy. Mais rien n’y fait.
Un soir, alors que je rentrais tard du bureau, je l’ai trouvée assise dans le noir, en larmes. « Je ne sers à rien », m’a-t-elle dit d’une voix brisée. J’ai eu mal pour elle, mais aussi pour moi. Parce que je savais déjà que je voulais partir. Mais comment abandonner quelqu’un qui souffre ?
Ma mère me répète que je dois penser à moi. « Tu n’es pas responsable du bonheur des autres », dit-elle en coupant son fromage lors de nos déjeuners dominicaux à Montrouge. Mais elle ne voit pas Élodie tous les jours, elle ne sent pas ce vide qui s’est installé entre nous.
Un soir de novembre, j’ai tenté d’aborder le sujet :
— Élodie… Tu crois qu’on est encore heureux ensemble ?
Elle a relevé la tête, les yeux rougis.
— Tu veux dire quoi ? Que tu veux partir ?
J’ai bafouillé quelque chose d’incompréhensible. Elle s’est effondrée en sanglots. J’ai passé la nuit à la bercer comme un enfant.
Depuis ce jour-là, je n’ose plus rien dire. Je me contente de survivre dans cette routine étouffante : métro-boulot-dodo-mariage sans amour. Parfois je rêve de tout plaquer, de partir vivre à Marseille ou à Nantes, recommencer à zéro. Mais chaque fois que je vois Élodie perdue dans ses pensées, je me sens lâche et égoïste.
Mon père m’a toujours appris à tenir mes engagements. « Un homme doit assumer ses choix », disait-il en tapotant sa pipe devant le feu de cheminée en Sologne. Mais est-ce vraiment ça, être un homme ? Se sacrifier jusqu’à s’oublier soi-même ?
La famille d’Élodie ne m’aide pas non plus. Sa mère m’appelle souvent :
— Antoine, tu sais qu’Élodie n’a que toi… Elle n’a jamais été très forte…
Je raccroche en serrant les dents. Pourquoi tout repose-t-il sur moi ? Pourquoi personne ne voit qu’Élodie aurait besoin d’aide professionnelle ?
Un matin de février, alors que Paris se réveille sous une pluie glaciale, je croise mon reflet dans la vitre du métro. Je ne me reconnais plus : cernes profondes, regard éteint. Je pense à cette collègue du bureau, Camille, qui m’a proposé d’aller boire un verre après le travail. J’ai refusé par peur de céder à la tentation d’une vie différente.
Le soir même, Élodie m’attend avec un dîner préparé — pâtes au beurre et salade verte — son grand classique des mauvais jours.
— Tu sais Antoine… Si tu veux partir… Je comprends…
Sa voix est si faible que j’ai du mal à croire qu’elle vient d’elle. Je pose ma fourchette.
— Tu crois vraiment que tu t’en sortirais sans moi ?
Elle hausse les épaules.
— Je n’en sais rien… Mais je ne veux pas te retenir si tu n’es plus heureux.
Pour la première fois depuis longtemps, je sens une fissure dans le mur de culpabilité qui m’entoure. Peut-être qu’elle aussi a besoin de se retrouver seule pour se reconstruire.
Les jours passent et l’idée du divorce devient moins effrayante. Mais chaque fois que j’essaie d’en parler sérieusement, Élodie se referme comme une huître.
Un dimanche matin, alors que nous marchons dans le parc Montsouris, elle s’arrête brusquement.
— Antoine… Est-ce que tu crois qu’on peut vraiment être heureux séparément ?
Je reste silencieux longtemps avant de répondre :
— Je crois qu’on doit essayer… Pour nous deux.
Elle hoche la tête en essuyant une larme discrète.
Aujourd’hui encore, je suis partagé entre la peur de la laisser sombrer et celle de me perdre moi-même. Est-ce égoïste de vouloir être heureux ? Ou bien est-ce lâche de partir quand l’autre a besoin de vous ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?