Toutes ces années envolées : le silence de mes enfants

— Tu ne comprends pas, maman ! J’ai besoin de partir, de respirer !

La voix de Guillaume résonne encore dans ma mémoire, tranchante, presque étrangère. C’était un soir d’octobre, il y a onze ans. Il avait vingt ans à peine, les yeux pleins de rêves et de colère. Je me souviens de la porte qui claque, du silence qui s’installe aussitôt dans la maison. Depuis ce jour, il n’est jamais revenu.

Je m’appelle Françoise. J’habite un petit village près d’Angers, dans une maison trop grande pour moi seule. Mes deux filles, Camille et Sophie, vivent à Paris. Elles m’appellent parfois, mais toujours pressées : « Désolée maman, je dois filer à une réunion », ou « On se rappelle dimanche ? » Mais dimanche ne vient jamais vraiment.

Ce soir, la pluie tambourine contre les vitres. Je suis assise au salon, une boîte en carton sur les genoux. À l’intérieur, des lettres jaunies, des photos froissées. Guillaume, sur la plage de La Baule, tenant Camille par la main. Sophie qui rit aux éclats dans le jardin. Je caresse du doigt l’écriture tremblée de mon fils :

« Maman, Montréal est immense. Je travaille beaucoup mais je pense à vous. »

Il y a cinq ans de cela. Depuis, plus rien que des vœux d’anniversaire sur Facebook, des messages brefs et impersonnels.

Je me souviens de cette dispute qui a tout brisé. Guillaume voulait partir étudier à l’étranger. Je m’y suis opposée — par peur, par amour peut-être trop possessif. « Tu ne peux pas comprendre ce que je ressens ici », m’avait-il lancé. J’ai crié aussi, je crois. La peur de le perdre m’a rendue dure.

— Tu verras, tu regretteras !

Ses mots me hantent encore.

Les années ont filé. J’ai continué à préparer des repas pour quatre alors que je mangeais seule. J’ai gardé sa chambre intacte, comme s’il allait revenir d’un instant à l’autre. Les voisins me regardent avec pitié : « Il faut tourner la page, Françoise… » Mais comment tourner la page quand chaque objet dans cette maison me rappelle mes enfants ?

Un jour, j’ai tenté d’appeler Guillaume. Sa voix sur le répondeur m’a glacée : « Laissez un message après le bip. » J’ai raccroché sans rien dire.

Camille et Sophie viennent parfois pour Noël ou Pâques. Elles arrivent en coup de vent, déposent leurs valises dans l’entrée et repartent aussi vite qu’elles sont venues. Elles parlent boulot, métro, sorties entre amis. Je les écoute sans comprendre ce monde qui n’est plus le mien.

— Tu devrais sortir plus, maman ! Faire du yoga ou aller au club des retraités…

Elles ne voient pas que mon cœur se serre à chaque départ.

Un soir d’hiver, alors que la neige recouvre le jardin, j’entends frapper à la porte. Mon cœur s’emballe — et si c’était lui ? Mais ce n’est que Madame Lefèvre, la voisine venue m’apporter une tarte aux pommes.

— Vous avez des nouvelles de votre fils ?

Je secoue la tête en souriant tristement.

Parfois je me demande si j’ai raté quelque chose. Ai-je été trop sévère ? Trop présente ? Ou pas assez ? Les souvenirs affluent : les goûters d’anniversaire, les disputes pour des broutilles, les câlins du soir… Tout cela semble appartenir à une autre vie.

Un matin de printemps, je reçois une lettre inattendue. L’écriture est hésitante mais reconnaissable entre mille :

« Maman,
Je sais que je t’ai fait du mal en partant si vite. J’avais besoin de respirer loin d’ici. Mais il ne se passe pas un jour sans que je pense à toi. Peut-être qu’un jour je reviendrai… »

Je relis ces mots cent fois. Les larmes coulent sans bruit sur mes joues ridées.

Le temps passe et je vieillis seule dans cette maison pleine d’échos. Les photos jaunissent mais la douleur reste vive. Je continue d’attendre un signe, un appel, une visite qui ne vient pas.

Ce soir encore, je regarde par la fenêtre le ciel s’assombrir au-dessus des champs. Je me demande : comment la vie peut-elle changer si vite ? Comment devient-on inutile aux yeux de ceux qu’on a tant aimés ?

Ai-je vraiment tout donné pour eux ? Ou ai-je oublié de leur laisser assez d’espace pour qu’ils aient envie de revenir un jour ?