Héritage brisé : Pourquoi j’ai décidé de ne rien laisser à mon fils
« Tu ne peux pas me faire ça, maman ! » La voix de Julien résonne encore dans l’entrée, pleine de colère et de détresse. Je serre la lettre dans ma main tremblante, celle que je viens de lui remettre. Une lettre qui change tout, qui brise ce que j’ai mis tant d’années à construire : la confiance entre une mère et son fils.
Je m’appelle Sophie Martin. J’ai cinquante-huit ans, et depuis vingt-cinq ans, je vis dans ce petit appartement à Villeurbanne, où j’ai élevé seule mes deux enfants, Camille et Julien. Leur père, François, a refait sa vie à Annecy. Il n’a jamais été absent, ni vraiment présent. Les pensions alimentaires arrivaient chaque mois, parfois en retard, mais elles étaient là. Sans elles, je n’aurais pas pu payer le loyer ou remplir le frigo. J’ai travaillé comme secrétaire médicale à l’hôpital Édouard-Herriot, des horaires impossibles, des nuits blanches à m’inquiéter pour tout.
Camille, ma fille aînée, a toujours été discrète, studieuse. Elle a compris très tôt que je ne pouvais pas tout lui donner. Elle s’est forgée une carapace, mais elle ne m’a jamais reproché mes absences ou mes silences. Julien, lui… Julien était mon soleil et ma tempête. Il avait ce don pour attirer les ennuis et pour me faire rire quand je croyais tout perdu. Mais il avait aussi cette rage sourde contre le monde entier, contre moi surtout.
« Tu préfères Camille, c’est ça ? » Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Je n’ai jamais su comment lui répondre sans mentir. Je les aime différemment, c’est tout. Mais ce soir-là, alors que je lui annonce ma décision – ne rien lui laisser de mon héritage – je sens que je viens de tout perdre.
Pourquoi ? Pourquoi priver mon fils de ce que j’ai mis toute ma vie à économiser ? C’est la question que tout le monde me pose, que je me pose moi-même chaque nuit depuis des mois.
Tout a commencé il y a trois ans. Julien a perdu son travail dans une start-up à Lyon. Il est revenu vivre à la maison « temporairement ». Les semaines sont devenues des mois. Il sortait tard, rentrait ivre ou drogué. J’ai retrouvé des seringues dans la salle de bain. J’ai eu peur pour lui, peur pour Camille qui vivait encore ici à l’époque. J’ai tenté de l’aider : médecins, psychologues, groupes de parole… Rien n’y faisait.
Un soir d’hiver, il est rentré furieux parce que je refusais de lui prêter ma carte bancaire. Il a hurlé, cassé un vase – celui que ma mère m’avait offert pour mes vingt ans – puis il est parti en claquant la porte. Je l’ai attendu toute la nuit. Le lendemain matin, la police m’a appelée : on l’avait retrouvé inconscient sur un banc du parc de la Tête d’Or.
J’ai cru mourir ce jour-là. Mais ce n’était que le début.
Julien s’est enfoncé dans ses addictions. Il a volé de l’argent à Camille, il m’a menti encore et encore. J’ai tout essayé : la tendresse, la fermeté, les menaces… Rien n’a marché. Un jour, il a disparu pendant deux semaines. Quand il est revenu, il avait perdu dix kilos et portait des vêtements sales. Il m’a suppliée de l’aider une dernière fois. J’ai accepté. J’ai vidé mon livret A pour payer sa cure de désintoxication.
Pendant ce temps-là, Camille a quitté la maison pour s’installer avec son compagnon à Grenoble. Elle m’appelait tous les soirs pour prendre de mes nouvelles. Elle m’envoyait des colis avec des petits gâteaux faits maison et des mots doux : « Tiens bon maman ». Elle n’a jamais jugé son frère ouvertement mais je sentais sa colère sourde.
Julien est sorti de cure au bout de trois mois. Il allait mieux… ou du moins il le prétendait. Il a trouvé un petit boulot dans un bar du centre-ville mais il a vite replongé. Cette fois-ci, il ne s’est même pas excusé.
C’est là que j’ai compris que je devais penser à moi aussi. Que je ne pouvais pas sacrifier tout ce que j’avais construit pour un fils qui refusait de se sauver lui-même.
J’ai pris rendez-vous chez le notaire. J’ai expliqué ma situation : « Je veux léguer mon appartement et mes économies uniquement à ma fille ». Le notaire m’a regardée longuement avant de demander : « Vous êtes sûre ? »
Non, je n’étais pas sûre. Mais j’étais fatiguée d’avoir peur chaque fois que le téléphone sonnait tard le soir.
Quand Julien a appris ma décision – par cette lettre que je n’aurais jamais voulu écrire – il est venu me voir en hurlant :
— Tu veux me punir ? Tu veux que je crève ?
— Non Julien… Je veux juste vivre en paix maintenant.
— T’es qu’une égoïste !
Il est parti sans se retourner.
Depuis ce jour-là, il ne m’a plus donné de nouvelles. Camille vient me voir tous les week-ends avec ses enfants. Elle ne parle jamais de son frère mais je vois bien qu’elle souffre aussi.
Certains voisins me jugent durement : « Comment peut-on abandonner son propre enfant ? » D’autres me soutiennent en silence.
Je repense souvent à cette phrase qu’on m’a dite un jour : « On ne peut pas sauver quelqu’un qui ne veut pas être sauvé ». Mais est-ce vrai ? Ai-je eu raison d’abandonner Julien à son sort ? Ou ai-je simplement choisi la solution la plus facile pour moi ?
Parfois la nuit, je me demande : qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner le dos à son propre enfant sans se perdre soi-même ?