Un seul enfant, mais tant de blessures : l’histoire de Claire et Vincent

« Tu n’as qu’un enfant, Claire ! C’est moi qui en ai quatre à gérer, pas toi ! »

La voix de Vincent résonne encore dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la poignée du lave-vaisselle, les jointures blanches. Les enfants sont dans le salon, la télé trop forte pour qu’ils entendent nos cris. Mais moi, j’entends tout. Je sens tout. La colère, la fatigue, l’injustice.

Je n’ai qu’un enfant, c’est vrai. Camille, ma fille de huit ans, mon soleil. Mais depuis trois ans que je vis avec Vincent, j’élève aussi ses trois enfants : Thomas, Léa et Hugo. Trois tornades qui débarquent tous les mercredis et un week-end sur deux. Trois enfants qui ne sont pas les miens, mais que je nourris, que je borde, que je console quand ils pleurent la nuit.

Vincent me regarde avec ce regard dur, celui qu’il réserve aux soirs où il rentre tard du cabinet d’architecte, épuisé par les clients et les embouteillages parisiens. « Tu crois que c’est facile ? Tu crois que c’est toi qui fais tout ? »

Je voudrais hurler. Oui, je crois que je fais tout. Les lessives qui s’accumulent, les devoirs à vérifier, les rendez-vous chez le dentiste à organiser. Je suis devenue la mère de substitution, l’ombre bienveillante qui s’efface derrière la vraie mère, celle qui envoie des textos secs pour dire qu’elle sera en retard.

Mais ce soir-là, c’est différent. Ce soir-là, Vincent va trop loin. Il me reproche de ne pas comprendre sa fatigue de père de quatre enfants. Il oublie que Camille existe. Il oublie que moi aussi, j’ai une histoire.

« Tu sais quoi ? Si tu veux une statue pour ton dévouement, demande à tes enfants ! Moi, je n’ai jamais demandé à être la nounou de tout le monde ! »

Le silence tombe d’un coup. Je vois dans ses yeux qu’il ne s’attendait pas à ça. D’habitude, je ravale mes mots. D’habitude, je m’excuse même quand je n’ai rien fait.

Mais ce soir-là, non.

Je monte dans la chambre de Camille. Elle lit sous sa couette, un vieux roman de la bibliothèque municipale. Elle lève les yeux vers moi :

— Maman, tu pleures ?
— Non ma chérie… Je suis juste fatiguée.

Je m’allonge près d’elle et je respire son odeur d’enfance. Je pense à mon divorce avec le père de Camille, à ces années où j’ai cru que l’amour pouvait tout réparer. Je pense à ma mère qui me disait toujours : « On ne refait pas sa vie, on la continue autrement. »

Le lendemain matin, Vincent fait comme si de rien n’était. Il prépare le café en silence. Les enfants descendent un à un, frottant leurs yeux encore gonflés de sommeil.

— On va au parc cet après-midi ? demande Léa.
— Demande à Claire, répond Vincent sans me regarder.

Je sens la colère monter à nouveau. Pourquoi est-ce toujours moi qui dois décider ? Pourquoi est-ce toujours moi qui dois faire plaisir à tout le monde ?

À midi, alors que les enfants jouent dehors, j’attrape Vincent dans le couloir.

— On ne peut pas continuer comme ça.
— Comme quoi ?
— Comme si j’étais invisible ! Comme si mon rôle n’existait pas !

Il soupire et s’appuie contre le mur.

— Tu savais que j’avais trois enfants quand on s’est rencontrés.
— Oui… Mais je croyais qu’on serait une équipe ! Pas que tu me laisserais tout porter toute seule !

Il détourne les yeux. Je vois bien qu’il ne comprend pas. Ou qu’il ne veut pas comprendre.

Le soir venu, après avoir couché tous les enfants, je prends une décision. J’ouvre mon ordinateur et je tape « avocat divorce Paris ». Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je n’ai jamais voulu en arriver là. Mais je ne peux plus continuer à m’oublier pour une famille qui n’est pas la mienne.

Quelques semaines plus tard, je quitte l’appartement avec Camille. Les valises sont lourdes mais mon cœur est plus léger. Vincent ne m’a pas retenue. Il a juste dit : « Fais ce que tu veux. »

Dans notre nouveau petit deux-pièces du 14e arrondissement, Camille me serre fort dans ses bras.

— On sera bien ici toutes les deux ?
— Oui mon amour… On sera bien.

Parfois, la nuit, je repense à tout ce que j’ai donné pour cette famille recomposée qui n’a jamais voulu de moi comme je suis. Je me demande si j’ai eu raison de partir. Si j’aurais dû me battre plus fort ou accepter moins.

Mais au fond de moi, une petite voix me dit : « Tu as choisi ta liberté. »

Et vous… Est-ce qu’on doit tout sacrifier pour une famille recomposée ? Où est la limite entre donner et se perdre soi-même ?