Notre fille n’est plus la même : le jour où elle a oublié l’anniversaire de son père
« Tu ne viens pas ? » Ma voix tremble au téléphone, mais Camille reste silencieuse. J’entends à peine sa respiration, puis la voix de Julien, son mari, résonne en arrière-plan : « Dis-lui que tu es fatiguée. »
Je serre le combiné, le cœur battant. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de son père, Jean. Depuis trente ans, on fête ce jour ensemble, toujours autour du même gâteau au chocolat que je prépare la veille. Mais cette année, Camille ne viendra pas. Elle m’a appelée à la dernière minute, la voix éteinte, pour dire qu’elle était « prise ».
Je raccroche, les larmes aux yeux. Jean me regarde sans un mot. Il comprend ma douleur, mais il hausse les épaules : « Elle a sa vie maintenant, Mireille. »
Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas juste la vie qui passe. C’est Julien. Depuis qu’il est entré dans la vie de Camille, tout a changé. Avant lui, elle passait tous les dimanches à déjeuner avec nous, elle riait fort, elle partageait tout. Maintenant, elle ne vient plus qu’aux grandes occasions – et encore.
Je me souviens du premier dîner où Julien est venu chez nous. Il avait ce sourire poli, un peu froid, et il parlait beaucoup de son travail dans la finance à La Défense. Camille le regardait comme s’il était le centre du monde. Nous avons essayé de l’accueillir, mais il semblait toujours juger notre façon de vivre – notre maison modeste à Suresnes, nos habitudes simples.
Peu à peu, Camille a changé. Elle a arrêté de m’appeler tous les jours. Elle a commencé à refuser les invitations familiales : « On est fatigués », « On a des projets », « On préfère rester tranquilles ». Même à Noël dernier, ils sont partis chez les parents de Julien à Lyon.
J’ai essayé d’en parler à Camille. Un jour, je l’ai invitée à déjeuner seule au petit bistrot où nous allions quand elle était étudiante. Elle est arrivée en retard, le visage fermé.
— Camille, tu nous manques… Tu manques à ton père.
Elle a soupiré :
— Maman, je suis adulte maintenant. J’ai ma vie avec Julien.
— Mais pourquoi tu t’éloignes comme ça ?
Elle a baissé les yeux :
— Julien n’aime pas trop les grandes réunions de famille… Il dit que c’est envahissant.
Envahissant ? Nous ? Je me suis sentie giflée.
Depuis ce jour-là, j’ai compris que Julien avait pris toute la place dans sa vie. Il décide de tout : où ils vont en vacances (toujours loin de nous), comment ils dépensent leur argent (jamais un cadeau pour son père), même ce qu’elle mange (elle ne veut plus de mon gratin dauphinois parce que « c’est trop lourd »).
La veille de l’anniversaire de Jean, j’ai tenté une dernière fois :
— Camille, ton père t’attend demain… Il ne le dira pas mais il sera triste si tu ne viens pas.
Elle a hésité :
— Je vais voir… Mais Julien n’aime pas trop les fêtes familiales.
J’ai eu envie de crier : « Et toi ? Tu aimais ça avant ! » Mais je me suis tue.
Le lendemain soir, Jean a soufflé ses bougies devant une table presque vide. Notre fils Paul était là avec sa compagne, mais l’absence de Camille pesait comme une ombre. Après le dîner, Jean m’a pris la main :
— Tu sais, Mireille… On ne peut pas forcer les enfants à rester près de nous.
Mais moi, je n’arrive pas à accepter cette idée. Je me sens volée d’une partie de ma vie. J’en veux à Julien – et peut-être aussi à Camille de se laisser transformer ainsi.
Quelques jours plus tard, j’ai croisé Camille par hasard au marché. Elle était seule pour une fois. Je n’ai pas pu m’empêcher :
— Tu es heureuse au moins ?
Elle m’a regardée longtemps sans répondre. Puis elle a murmuré :
— Je ne sais plus trop ce que je ressens…
J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est éloignée rapidement.
Depuis ce jour-là, je me demande : est-ce vraiment l’amour qui change une personne à ce point ? Ou bien est-ce la peur de décevoir celui qu’on aime ? Est-ce que j’aurais dû me battre plus fort pour garder ma fille près de moi ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment accepter de perdre son enfant au nom du couple ?