Je ne suis pas votre bonne, je suis votre femme : le cri silencieux de Claire
— Tu pourrais au moins débarrasser la table, Claire. On n’a pas élevé les cochons ensemble !
La voix d’Antoine résonne dans la cuisine, sèche, tranchante. Je serre la mâchoire, les mains tremblantes sur l’assiette encore tiède. Les enfants rient dans le salon, inconscients du poids qui m’écrase. Huit ans de mariage, huit ans à tout donner, à tout porter, et ce soir, je sens que quelque chose en moi se brise.
Je m’appelle Claire Martin. J’ai 36 ans, deux enfants, un mari qui travaille beaucoup et une maison qui ne dort jamais. Je croyais qu’en étant une bonne épouse, une mère attentive, tout irait bien. Mais ce soir, alors que je ramasse les miettes du dîner pendant qu’Antoine s’affale devant le journal télévisé, je me demande : suis-je encore sa femme ou seulement sa bonne ?
— Maman, tu viens jouer avec nous ?
La voix de Juliette me tire de mes pensées. Je force un sourire.
— Dans cinq minutes, ma chérie.
Cinq minutes qui s’étirent en une éternité. Je range, je nettoie, je prépare les affaires pour demain. Antoine ne bouge pas. Il ne voit rien. Ou plutôt, il ne veut rien voir.
Ce n’est pas toujours comme ça. Au début, il était attentionné. Il m’aidait à préparer le dîner, on riait ensemble en épluchant les légumes. Mais peu à peu, la routine a grignoté notre complicité. Son travail a pris toute la place. Moi, j’ai arrêté le mien après la naissance de Paul. « Ce sera plus simple », disait-il. « On a besoin de toi à la maison. »
J’ai accepté. Pour les enfants. Pour lui. Pour nous.
Mais aujourd’hui, je me sens prisonnière d’un rôle que je n’ai pas choisi. Les journées se ressemblent toutes : lever les enfants, préparer le petit-déjeuner, faire les courses, le ménage, la lessive… Et le soir, recommencer.
Ce soir-là, après avoir couché les enfants, je m’assois face à Antoine.
— Tu as deux minutes ?
Il lève à peine les yeux de son téléphone.
— Oui… Qu’est-ce qu’il y a ?
Je prends une grande inspiration.
— J’en ai marre d’être la seule à tout faire ici. J’ai l’impression d’être invisible.
Il soupire.
— Tu exagères… Je travaille toute la journée pour nous.
— Et moi ? Tu crois que c’est facile ? Tu crois que c’est reposant de courir partout du matin au soir ?
Il hausse les épaules.
— C’est toi qui as voulu arrêter de travailler.
Je sens la colère monter.
— Non ! C’est toi qui m’as dit que ce serait mieux pour les enfants !
Un silence lourd s’installe. Je sens mes yeux piquer. Je ne veux pas pleurer devant lui.
— Tu sais quoi ? Je vais reprendre mon boulot à la médiathèque. J’ai appelé ce matin, ils cherchent quelqu’un pour un mi-temps.
Il me regarde enfin.
— Et qui va s’occuper des enfants ?
— Nous deux ! Comme tous les couples normaux !
Il secoue la tête.
— Tu vas voir que ce n’est pas si simple…
Je me lève brusquement.
— Peut-être pas. Mais je préfère galérer que de finir comme une ombre dans cette maison !
Je claque la porte de la chambre et m’effondre sur le lit. Les souvenirs affluent : mes rêves d’étudiante en lettres, mes ambitions d’écrire un roman, mes envies de voyages… Tout s’est effacé derrière les couches et les lessives.
Le lendemain matin, je prépare le petit-déjeuner en silence. Antoine ne dit rien non plus. Les enfants sentent la tension mais n’osent rien demander. En partant à l’école avec eux, je croise Madame Lefèvre, notre voisine.
— Vous avez l’air fatiguée, Claire…
Je souris tristement.
— Un peu…
Elle me prend la main.
— Vous savez, il faut penser à vous aussi. Sinon personne ne le fera à votre place.
Ses mots résonnent toute la journée dans ma tête. À midi, je reçois un appel de la médiathèque : « Vous pouvez commencer lundi ? »
J’accepte sans réfléchir.
Le soir venu, j’annonce la nouvelle à Antoine devant les enfants.
— Maman va travailler à la bibliothèque ! s’exclame Juliette en sautant dans mes bras.
Antoine reste silencieux. Après le dîner, il débarrasse la table sans un mot. Je sens qu’il est perdu lui aussi.
Les jours suivants sont chaotiques : Antoine oublie d’acheter du pain, Paul part à l’école sans son goûter… Mais peu à peu, chacun trouve sa place. Les enfants apprennent à ranger leurs affaires ; Antoine découvre la machine à laver.
Un soir, alors que je rentre tard du travail, je trouve Antoine assis sur le canapé avec Juliette endormie contre lui. Il me regarde d’un air fatigué mais sincère.
— Je ne savais pas que c’était aussi dur…
Je m’assois près de lui et prends sa main.
— On doit être une équipe. Pas des adversaires.
Il hoche la tête et me serre contre lui.
Aujourd’hui encore, rien n’est parfait. Il y a des disputes, des oublis et des maladresses. Mais j’existe à nouveau. Je ne suis plus seulement « maman » ou « la femme de ménage ». Je suis Claire — femme, mère et épouse.
Parfois je me demande : combien d’entre nous vivent dans l’ombre sans oser parler ? Combien de femmes attendent qu’on les voie enfin pour ce qu’elles sont vraiment ?