Mon fils, mon miroir brisé : Chronique d’une mère à bout
« Tu ne comprends rien, maman ! » hurle Thomas en claquant la porte de sa chambre, laissant derrière lui un silence lourd et coupant comme une lame. Je reste figée dans le couloir, la main tremblante sur la poignée, le cœur battant trop fort. Encore une dispute. Encore un échec. J’ai l’impression de perdre pied dans ma propre maison.
Je m’appelle Claire. J’ai eu Thomas à quarante ans, après dix ans de traitements, d’espoirs déçus, de nuits à pleurer dans les bras de mon mari, François. Quand il est enfin arrivé, ce petit miracle, j’ai juré de ne jamais lui faire manquer de rien. Mais aujourd’hui, je me demande si je ne lui ai pas tout donné… sauf ce dont il avait vraiment besoin.
Thomas a seize ans. Il est beau, intelligent, mais il est aussi égoïste, exigeant, et parfois cruel avec moi. Il ne supporte aucune frustration. Il veut tout, tout de suite : le dernier smartphone, des baskets hors de prix, des sorties tous les week-ends. Et moi, je cède. Toujours. Par peur de le voir malheureux, par peur qu’il me rejette, par culpabilité aussi… Parce que je sais que je ne serai jamais la mère jeune et dynamique des autres mamans du lycée.
François me reproche souvent ma faiblesse. « Tu en fais trop, Claire. Il faut qu’il apprenne à se débrouiller ! » Mais comment refuser à Thomas ce que j’ai tant désiré pour moi-même ? Comment lui dire non alors que j’ai passé la moitié de ma vie à attendre sa venue ?
Ce soir-là, après la dispute, je m’effondre sur le canapé. J’entends Thomas jouer à la console dans sa chambre, indifférent à mes larmes. François rentre tard du travail. Il me trouve recroquevillée dans le noir.
— Encore une crise ?
— Il voulait sortir avec ses amis à Paris ce week-end. Je lui ai dit non… Il m’a traitée de vieille folle.
François soupire. Il s’assoit près de moi et prend ma main.
— On ne peut pas continuer comme ça, Claire. Il faut qu’on se fasse aider.
Mais qui pourrait comprendre ? Mes amies n’ont pas eu d’enfants aussi tard. Elles me disent toutes : « Tu as raison de profiter de lui ! » ou « Il faut bien leur faire plaisir à cet âge-là… » Personne ne voit la solitude qui me ronge quand Thomas me regarde avec mépris.
Le lendemain matin, Thomas descend sans un mot. Il attrape son bol de céréales et son portable en même temps.
— Tu pourrais au moins dire bonjour…
— Laisse-moi tranquille.
Je serre les dents pour ne pas pleurer devant lui. Je repense à ma propre mère, si stricte, si distante. J’avais juré d’être différente…
À l’école, la conseillère d’orientation m’appelle :
— Madame Martin, Thomas a séché deux cours cette semaine. Il semble très en colère ces derniers temps.
Je bafouille des excuses. Je rentre chez moi en voiture, les mains crispées sur le volant. Où ai-je échoué ?
Le soir même, j’essaie d’engager la conversation avec Thomas.
— Tu sais, je t’aime plus que tout au monde…
— Arrête avec tes phrases toutes faites ! Tu comprends rien à ma vie !
Il claque la porte encore une fois. J’entends François soupirer dans la cuisine.
Plus tard dans la nuit, je trouve Thomas en train de pleurer dans son lit. Je m’assois doucement à côté de lui.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il détourne les yeux.
— J’en ai marre… Tout le monde se moque de moi parce que t’es vieille… Parce que j’ai tout ce que je veux… Mais j’ai rien fait pour le mériter !
Je sens mon cœur se briser. Je prends sa main.
— Je suis désolée si je t’ai étouffé… Je voulais juste te protéger.
Il ne répond pas mais ne retire pas sa main non plus.
Les jours passent. Nous décidons d’aller voir une psychologue familiale. Les séances sont dures ; on y crie beaucoup, on y pleure aussi. J’apprends à dire non, à poser des limites. Thomas apprend à exprimer ses peurs autrement qu’en hurlant ou en exigeant toujours plus.
Un soir, alors que nous dînons tous les trois ensemble — chose rare — Thomas me regarde et dit :
— Je crois que j’aimerais faire du bénévolat cet été… Pour voir autre chose.
Je souris à travers mes larmes. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour changer les choses.
Mais parfois, la nuit, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qu’on a abîmé par amour ? Est-ce que donner trop, c’est forcément mal aimer ? Qu’en pensez-vous ?