« Vends ta maison pour qu’on puisse en acheter une nouvelle », m’a dit le mari de ma fille

« Tu pourrais vendre la maison, Hélène. Avec l’argent, on pourrait enfin acheter quelque chose à notre nom. »

La voix de Thomas résonne encore dans ma tête, froide et tranchante, comme un couperet. Je me souviens de ce dimanche après-midi, la pluie battant contre les vitres du salon, la lumière grise filtrant à peine à travers les rideaux. Ma fille, Camille, assise à côté de lui, évitait mon regard. Elle triturait nerveusement la manche de son pull, comme si elle voulait disparaître dans le canapé.

Je n’ai rien répondu tout de suite. J’ai senti mon cœur se serrer, mes mains trembler. Cette maison, c’est tout ce qu’il me reste de mes parents. C’est ici que j’ai élevé Camille et son frère, ici que j’ai veillé des nuits entières quand ils étaient malades, ici que j’ai pleuré la mort de mon mari, Jean-Pierre. Chaque mur porte la trace de notre histoire.

Mais Thomas n’a jamais compris cela. Depuis qu’il est entré dans notre vie il y a cinq ans, il a toujours gardé ses distances avec la maison. Il ne touche à rien, ne propose jamais d’aider pour les travaux ou le jardin. Il dit que ce n’est pas chez lui. « Je ne veux pas m’investir dans un endroit qui ne m’appartient pas », répète-t-il à qui veut l’entendre.

Camille tente parfois de le défendre : « Tu sais bien que Thomas a grandi en HLM, il rêve d’avoir un vrai chez-lui… » Mais je sens bien qu’elle n’y croit qu’à moitié. Elle-même est attachée à cette maison, même si elle n’ose pas le dire devant lui.

Ce soir-là, après leur départ, je suis restée seule dans la cuisine. J’ai ouvert la boîte à biscuits où je garde les lettres de Jean-Pierre. Sa voix me manque tant. Que ferait-il à ma place ? Aurait-il cédé pour faire plaisir à Camille ? Ou aurait-il défendu bec et ongles ce patrimoine familial ?

Les jours suivants ont été un enfer. Camille m’a appelée tous les soirs :
— Maman, tu y as réfléchi ?
— Camille… tu sais ce que cette maison représente pour moi.
— Oui mais… on ne pourra jamais acheter sans ton aide. On a tout calculé avec Thomas. Même avec nos deux salaires, c’est impossible à Paris.

J’ai senti la colère monter en moi. Pourquoi tout devait-il toujours tourner autour de l’argent ? Pourquoi fallait-il sacrifier nos souvenirs pour un prêt immobilier ?

Un soir, alors que je rentrais des courses, j’ai trouvé Thomas dans le jardin. Il arrosait distraitement les rosiers de Jean-Pierre — une première ! Je me suis approchée sans bruit.
— Tu sais, Hélène… Je ne veux pas te forcer. Mais Camille souffre de cette situation. Elle veut avancer dans sa vie.
Je l’ai regardé droit dans les yeux :
— Et toi, Thomas ? Tu veux avancer ou tu veux juste posséder ?
Il a baissé la tête et n’a rien répondu.

Le week-end suivant, toute la famille s’est réunie pour l’anniversaire de mon petit-fils, Louis. L’ambiance était tendue. Mon fils Paul, qui vit à Lyon, a pris la parole devant tout le monde :
— Maman n’a pas à vendre la maison si elle ne le veut pas ! On peut trouver d’autres solutions.
Thomas a explosé :
— Facile à dire quand on ne vit pas ici ! Nous, on galère tous les jours !
Camille s’est mise à pleurer. Louis a couru se réfugier dans mes bras.

Après le départ des invités, Camille est restée pour m’aider à ranger. Elle avait les yeux rougis.
— Maman… Je ne veux pas te faire de mal. Mais je me sens coincée entre toi et Thomas. Si tu refuses… je ne sais pas comment notre couple va tenir.
Je l’ai prise dans mes bras. J’aurais voulu lui promettre le bonheur, mais je savais que je ne pouvais pas tout réparer.

Les semaines ont passé. Les tensions se sont accentuées. Thomas est devenu plus distant encore ; il ne venait plus aux repas du dimanche. Camille s’est enfermée dans le silence.

Un matin d’avril, j’ai reçu une lettre recommandée : une offre d’achat pour la maison voisine venait d’être acceptée par un jeune couple venu de Bordeaux. J’ai eu un vertige en imaginant des inconnus s’installer ici… Et si c’était moi qui devais partir ?

J’ai convoqué Camille et Thomas pour une dernière discussion.
— Je comprends votre envie d’avoir votre propre maison. Mais je ne peux pas vendre celle-ci. Pas maintenant. Pas tant que je suis vivante.
Thomas a serré les poings :
— Alors on restera locataires toute notre vie ?
Camille a murmuré :
— On trouvera une autre solution…

Ils sont partis sans un mot de plus.

Depuis ce jour-là, nos relations sont tendues mais polies. Camille vient seule me voir avec Louis ; Thomas ne met plus les pieds ici. Parfois je me demande si j’ai fait le bon choix… Mais chaque fois que je traverse le couloir et que je caresse la rampe d’escalier usée par des générations de mains aimantes, je sais que je n’aurais pas pu faire autrement.

Est-ce égoïste de vouloir garder ses racines ? Ou bien est-ce le monde qui va trop vite et qui oublie ce qui compte vraiment ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?