Toujours disponible : le cri silencieux d’une grand-mère épuisée

— Maman, tu peux venir chercher Léa à l’école ce soir ? J’ai une réunion qui va sûrement déborder…

La voix de ma fille, Camille, résonne dans le combiné. Je regarde l’horloge : il est déjà 16h15. Mon dos me fait mal, mes mains tremblent un peu. Je n’ai pas eu une minute à moi aujourd’hui, mais je réponds, comme toujours :

— Bien sûr, ma chérie.

Elle ne remarque pas la lassitude dans ma voix. Elle ne demande même pas si je suis occupée, si j’ai des projets. Depuis la naissance de Léa, puis de Paul, je suis devenue la nounou attitrée de mes petits-enfants. Au début, j’étais heureuse, émue jusqu’aux larmes de tenir ce petit être dans mes bras. Mais aujourd’hui, je me sens usée, transparente.

Je raccroche et m’assieds lourdement sur le canapé. J’entends encore la voix de mon mari, Henri, décédé il y a trois ans : « Madeleine, pense un peu à toi… » Mais comment faire ? Depuis qu’il est parti, Camille s’appuie sur moi comme jamais. Elle travaille beaucoup, son mari aussi. Je comprends leurs difficultés, mais à quel prix ?

À l’école, Léa court vers moi :

— Mamie ! Tu as pensé à mon goûter ?

Je sors la compote de mon sac. Elle la prend sans un merci et file jouer avec ses copines. Je reste sur le banc, seule parmi les autres mamies et papys. Certaines discutent, d’autres lisent. Moi, je regarde les enfants courir et je me demande : est-ce que je suis la seule à me sentir fatiguée ?

Le soir, Camille arrive en coup de vent :

— Merci maman ! Tu es un ange. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

Elle embrasse Léa et repart déjà vers la cuisine. Je voudrais lui dire que je suis fatiguée, que j’aimerais parfois qu’on me demande comment je vais. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Le lendemain matin, le téléphone sonne encore.

— Maman, Paul a de la fièvre. Tu pourrais le garder ? Je ne peux vraiment pas manquer le travail aujourd’hui…

Je soupire intérieurement. J’annule mon rendez-vous chez le médecin. Paul arrive avec son doudou et s’installe sur mes genoux. Il est chaud comme une bouillotte et s’endort vite. Je caresse ses cheveux blonds et je sens les larmes monter. Je l’aime tellement… Mais pourquoi ai-je l’impression d’être prise au piège ?

Le soir venu, j’ose enfin aborder le sujet avec Camille.

— Tu sais, Camille… Je commence à être fatiguée. J’ai aussi besoin de temps pour moi.

Elle me regarde, surprise :

— Mais maman, tu adores les enfants ! Et puis tu es à la retraite… Tu ne vas pas me laisser tomber maintenant ?

Sa phrase me blesse plus que je ne veux l’admettre. « Me laisser tomber »… Comme si j’étais égoïste de vouloir exister en dehors de mon rôle de grand-mère.

Les jours passent et la routine continue. Je garde les enfants presque tous les jours. Mes amies me proposent des sorties, des expositions, mais je refuse à chaque fois : « Je dois garder mes petits-enfants ». Petit à petit, je m’isole.

Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner pour Léa et Paul qui ont dormi chez moi parce que leurs parents étaient « épuisés », je craque.

— Mamie, tu peux venir jouer ?

Je m’assieds par terre avec eux mais mon dos me lance violemment. Je fonds en larmes devant eux.

— Pourquoi tu pleures mamie ? demande Léa inquiète.

Je n’arrive pas à répondre. Camille arrive plus tard pour les récupérer et me trouve encore bouleversée.

— Maman, qu’est-ce qui se passe ?

Cette fois-ci, je n’en peux plus.

— Camille… J’ai besoin d’aide. J’ai besoin qu’on pense aussi à moi. Je t’aime, j’aime tes enfants plus que tout… Mais je ne peux plus tout porter seule.

Elle reste silencieuse un moment puis soupire :

— Je ne savais pas que tu souffrais autant… Je croyais que ça te faisait plaisir.

— Oui, ça me fait plaisir… Mais pas tout le temps. Pas au point de m’oublier complètement.

Ce soir-là, Camille propose d’embaucher une baby-sitter pour certains soirs et promet de mieux organiser son emploi du temps avec son mari. Elle me remercie pour tout ce que j’ai fait et s’excuse de ne pas avoir vu ma détresse plus tôt.

Depuis ce jour-là, les choses ont changé petit à petit. Je vois toujours mes petits-enfants mais j’ai aussi retrouvé du temps pour moi : des promenades avec mes amies, des cours de peinture… J’apprends à dire non sans culpabiliser.

Mais parfois, quand la maison est vide et silencieuse, une question me hante : pourquoi faut-il attendre d’être au bord du gouffre pour qu’on entende enfin notre souffrance ? Est-ce qu’on oublie trop souvent que les mamies sont aussi des femmes avec leurs propres rêves et leurs propres limites ?