Les Échos du Silence : Le récit d’Agathe, mère oubliée

— Tu sais, Maman, il faudrait vraiment qu’on parle de la maison, commence Paul, mon fils aîné, sa voix résonnant dans le combiné comme une sentence.

Je serre le téléphone contre mon oreille, le cœur battant. La maison. Celle où j’ai élevé mes trois enfants, où j’ai pleuré la mort de leur père, où j’ai sacrifié mes rêves pour les leurs. Et maintenant, elle n’est plus qu’un chiffre sur un papier, une ligne dans un testament.

— Oui, Paul… on en reparlera, dis-je d’une voix éteinte.

Le silence s’installe. Il ne demande pas comment je vais. Il ne veut pas savoir si je dors bien dans ce grand appartement vide du quartier de la Croix-Rousse. Il veut parler de l’héritage. De ce qui restera quand je ne serai plus là.

Je raccroche. Mes mains tremblent. Je regarde autour de moi : les photos jaunies sur la commode, les rideaux tirés pour cacher la lumière crue de l’après-midi. J’ai 74 ans et je me sens invisible.

Quand j’étais jeune, la vie était bruyante. Les rires des enfants dans le salon, les disputes pour savoir qui aurait le dernier yaourt à la fraise, les cris de joie quand on partait en vacances à Saint-Malo. Je travaillais à l’école primaire du quartier, je corrigeais des cahiers le soir en surveillant les devoirs de Claire et d’Élodie. Mon mari, François, rentrait tard mais il avait toujours un mot doux pour moi. On n’était pas riches mais on était ensemble.

Tout a changé après son accident. J’ai dû tout porter seule : les factures, les chagrins, les angoisses. J’ai vendu la voiture pour payer les études de Paul à Paris. J’ai renoncé à mes propres envies pour qu’ils aient une vie meilleure. Et maintenant ?

Maintenant, ils m’appellent une fois par mois. Parfois moins. Claire vit à Bordeaux avec son mari avocat ; elle m’envoie des photos de ses enfants par WhatsApp mais ne vient jamais. Élodie travaille trop à l’hôpital de Lyon pour passer me voir. Paul… Paul ne parle que d’argent.

Un jour, j’ai tenté de leur dire que je me sentais seule.

— Mais Maman, tu as toujours été forte ! Tu t’en sors très bien toute seule !

Forte… Oui, c’est ce qu’on dit des femmes comme moi. On ne pleure pas devant les enfants. On serre les dents quand le cœur se brise.

Hier soir encore, j’ai préparé un gratin dauphinois comme autrefois. J’ai mis la table pour quatre par habitude. Puis j’ai mangé seule devant la télévision, en regardant un vieux film avec Jean Gabin. J’ai repensé à cette époque où tout semblait possible.

Le téléphone sonne à nouveau ce matin.

— Allô Maman ? C’est Élodie. Je voulais te dire que… enfin… on a parlé avec Paul et Claire. On pense qu’il serait peut-être temps que tu envisages une maison de retraite.

Je sens ma gorge se serrer.

— Une maison de retraite ? Mais je suis encore autonome !

— Oui mais… tu sais… ce serait plus simple pour tout le monde. Et puis tu pourrais vendre l’appartement…

Je comprends soudain : ils veulent que je parte pour récupérer plus vite ce qui leur revient.

Je raccroche sans répondre. Les larmes coulent sur mes joues ridées. Je me sens trahie par ceux pour qui j’ai tout donné.

Le lendemain, je croise Madame Lefèvre sur le palier.

— Vous allez bien, Agathe ? Vous avez l’air fatiguée.

Je souris faiblement.

— Ce n’est rien… Juste un peu de nostalgie.

Elle me prend la main.

— Vous savez, mes enfants aussi ne viennent jamais. On devrait se soutenir entre voisines.

Pour la première fois depuis longtemps, je sens une chaleur humaine sincère. Nous décidons d’aller boire un café au bistrot du coin. Là-bas, d’autres retraités discutent fort autour d’un verre de blanc. Je me sens moins seule.

Mais le soir venu, le vide me rattrape. Je repense à tous ces sacrifices faits par amour et à cette solitude imposée par l’ingratitude.

Je me demande : est-ce que nos enfants réalisent vraiment ce que nous avons traversé ? Est-ce que l’amour maternel se mesure à l’aune d’un héritage ?

Parfois je rêve que Paul frappe à ma porte sans prévenir, juste pour m’embrasser comme avant. Que Claire m’invite à passer Noël chez elle. Qu’Élodie prenne une journée pour marcher avec moi au parc de la Tête d’Or comme autrefois.

Mais ce ne sont que des rêves.

Le lendemain matin, je décide d’écrire une lettre à chacun d’eux. Pas pour parler d’argent ou de maison. Juste pour leur rappeler qui je suis : leur mère, celle qui a veillé sur eux dans la nuit, celle qui a cru en eux quand personne n’y croyait.

Je termine ma lettre ainsi :

« Un jour, vous comprendrez peut-être que l’amour d’une mère ne s’achète pas et ne se vend pas. Il se vit, il se partage… avant qu’il ne soit trop tard. »

Et vous ? Pensez-vous que nos familles ont oublié l’essentiel ? Que reste-t-il vraiment quand le silence s’installe entre les murs ?